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Trafic d’armes : la fin d’un marchand de mort

publié le 10/02/2009 | par Olivier Weber

Il a connu toutes les guerres ou presque. Il a volé de guérilla en conflit ethnique, aux quatre coins de la planète. Il a déjoué tous les pièges tendus par ses ennemis et les services secrets. Et c’est au 27e étage d’un hôtel cinq étoiles de Bangkok, le Silom Sofitel, avec piscine, chambres à 250 dollars et vue imprenable sur la ville, que Victor Bout est finalement tombé, coincé par des agents de la DEA, l’agence antidrogue américaine. Fin de partie pour le plus grand vendeur d’armes au monde, le marchand de mort par excellence.


Cette fois-ci, le Russe Victor Bout voulait revendre aux combattants des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) des missiles SAM sol-air, dont une centaine « immédiatement », plus des hélicos et des lance-roquettes capables de percer le blindage des tanks. Avec son complice Andrew Smulian, qui revient de Bucarest, le trafiquant d’armes propose de parachuter le tout au-dessus de la forêt colombienne pour une commission de 5 millions de dollars, plus le prix de la marchandise. Il est comme ça, le redoutable et très intelligent Victor Bout ; capable de livrer la marchandise au bout du monde, en temps et en heure. Sauf qu’à Bangkok, à peine débarqué de Moscou par un vol régulier d’Aeroflot, il a affaire non pas à des guérilleros colombiens comme il le croyait, mais à des enquêteurs des services américains. Voilà six mois qu’ils tentent de l’arrêter, au terme d’une longue traque. Une chasse à l’homme qui a mené les agents sur maints théâtres sanglants de la planète, tant le marchand de mort était familier des champs de bataille, de l’Angola à l’Afghanistan, de la Colombie à la Sierra Leone. Un homme qui en sait beaucoup et pourrait gêner ses amis du FSB, les services secrets russes.

C’est que Victor Bout, à force d’inonder le monde entier en armes depuis la fin de l’Empire soviétique, se croyait immunisé, aussi solide qu’un châssis de blindé T-72. A l’abri des trahisons dans un milieu où la parole vaut de l’or. A 41 ans, Bout (prononcer Boute) est devenu un personnage de roman, un parrain de la pègre, aussi à l’aise sur les champs de bataille que dans les palaces, aussi décontracté avec les combattants de la savane du Liberia qu’avec les banquiers. C’est lui d’ailleurs qui a inspiré le héros de « Lord of War », le film avec Nicolas Cage sur les trafics d’armes dans le monde. Ironie du sort, lors du tournage, le réalisateur Andrew Nicol a loué un Antonov-12, référencé 9Q-CIH qui appartenait en fait à Victor Bout, décidément beau joueur.

Carrure massive, 1,80 mètre, yeux bleus, moustache blonde, bedonnant, Victor Bout ne détestait pas le côté mythique qui entourait son nom. Né à Douchanbe, au Tadjikistan, en 1967, il sert dans un régiment d’aviation soviétique en tant que navigateur, séjourne deux ans au Mozambique, puis officie dans les services secrets, le KGB, lorsque la chute du Mur lui offre de nouvelles opportunités.

Il pressent très vite la défaite du monde soviétique et se sert de ses relations ainsi que de sa connaissance de six langues, perfectionnées à l’Institut militaire des langues étrangères à Moscou, où il apprend le persan, le français, le xhosa, le zoulou. A 25 ans, il signe son premier contrat, l’achat de trois Antonov pour 120 000 dollars, et propose ses services, avec ou sans équipage. Puis il achète sur le tarmac de Tcheliabinsk dix autres Antonov, un Iliouchine et un hélicoptère MI-8. « Trouver cet argent n’a pas été difficile », lâche-t-il à l’un des rares journalistes à qui il a accordé une interview, Peter Landesman, du New York Times.

Détenteur d’au moins cinq passeports, Victor Bout voyage beaucoup. D’abord au Danemark, puis aux Emirats arabes unis, où il installe en 1993 sa base arrière. Un excellent point d’observation pour les trafics entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique, où les nouveaux milliardaires de Russie viennent claquer leurs dollars. Selon un ancien associé, l’Américain d’origine syrienne Richard Chichakli, Bout se lance alors dans un juteux commerce : l’achat de fleurs en Afrique du Sud. « Achetées 2 dollars et revendues 100 à Dubai , dit un connaisseur du dossier. A raison de 20 tonnes par vol, c’est mieux que de la fausse monnaie. »

Très vite, Bout prend du galon. A la fleur il préfère le fusil, acquiert une compagnie aérienne, puis emménage à Pietersburg, en Afrique du Sud. Le continent africain le fascine. N’est-ce pas le royaume des conflits ethniques ? Autant d’horizons nouveaux pour un marchand d’armes. Grâce à son réseau de relations, Bout fourgue des kalachnikovs AK-47, des lance-roquettes RPG-7 et même des hélicoptères aux guérillas. Magnanime, il pense aux uns et aux autres : quand il traite avec le gouvernement angolais, il n’oublie pas son ennemi juré, le chef des rebelles Jonas Savimbi-20 000 obus de mortier de 82 mm, 6 300 roquettes antichars, 790 kalachnikovs, 1 000 lance-roquettes, 15 millions de cartouches entre 1996 et 1998, le tout pour 14 millions de dollars, selon un rapport des Nations unies que Le Point a pu consulter. C’est la règle d’or des marchands de mort : donner des armes aux deux camps pour qu’ils s’étripent davantage. Surnommé le « Bill Gates des trafics » par un ancien ministre britannique, Bout hante les antipodes. Sous des pseudonymes divers, Boris, Victor Bulakin, Vadim Markovich Aminov, il fréquente aussi bien le commandant Massoud, le Lion du Panchir-un bon client qu’il admirait-, que ses pires ennemis, les talibans. Un de ses avions à destination des résistants afghans est intercepté par les talibans alors au pouvoir à Kaboul. Son équipage reste otage des mollahs pendant un an à Kandahar. Mais tout finit par s’arranger entre gens de bonne compagnie : Bout livre des munitions-et sans doute du gaz toxique-aux talibans, via la société de transport Flying Dolphin, selon les services britanniques. Le Russe aurait même permis aux talibans de reconditionner les MIG de l’aéroport de Kaboul. Le Congo entre-t-il en rébellion ? Deux compagnies basées à Goma vont aider le « camarade Bout » à vendre des armes aux belligérants, la Compagnie aérienne des Grands Lacs et le Great Lake Business Company. Aux commandes, Dimitri Popov, un proche de Bout. La France a-t-elle besoin de convoyer des troupes, d’envoyer des batteries de DCA et des munitions au Rwanda en 1994 ? On fait encore appel à l’infréquentable Bout, via la société Spairops du Français M. V., aujourd’hui basé à Madagascar. Les Antonov de Bout, qui accepte de n’être payé qu’avec des traites à 90 jours, vont effectuer une centaine de rotations.

Livreur de porte à porte. Amateur des grands classiques russes comme Tolstoï et Gogol, il lit également Paulo Coelho et Carlos Castaneda. Quand il est invité à un mariage princier au Swaziland, il offre un chandelier en argent à 3 500 euros. Sa jolie femme, Alla, styliste de Saint-Pétersbourg, raffole de la Provence. Et son frère aîné, Sergueï, son âme damnée qui vit aux Emirats, parle aussi bien que lui l’anglais d’Oxford.

Sur l’atlas des conflits, « VB » sème ses pions. Il se bâtit un empire, avec des sociétés en constante réimmatriculation. On le retrouve au Liberia, puis en Sierra Leone. Quand il expédie des armes vers ces pays, il demande à être payé en diamants, plus discrets, aisément revendables à Anvers, Tel-Aviv et Bombay, parfois en coltan, un minerai high-tech utilisé dans l’informatique. Le marchand de mort, dont les royalties s’élèvent à plusieurs dizaines de millions de dollars, pourrait s’arrêter là. Mais l’homme, qui fréquente l’hôtel Renaissance et les sushi bars de Moscou, est aussi un flambeur. Il adore surtout se jouer des Etats. Beau pied de nez à ses détracteurs, il va jusqu’à livrer des armes à Bagdad… pour le compte de l’armée américaine, via la société de services KBR ! « Et tout cela malgré le fait que Bout était sous le coup de sanctions du Trésor américain et recherché par Interpol », commente Ethan Zuckerman, chercheur à l’université Harvard, qui a enquêté sur le parcours du marchand d’armes.

Victor Bout assume, impavide, son rôle de trafiquant sans frontières qui se moque des lois. Il pousse la provocation jusqu’à s’installer au coeur de l’Europe, à Ostende, dans une somptueuse villa à quelques minutes de l’aéroport, où il loge sa société Air Cess, rebaptisée Trans Aviation Network. Ostende, du coup, devient une plaque tournante du trafic d’armes… Et Bout empoche 50 millions de dollars, selon la police belge. Les avions de Mister Bout, décidément jamais à court d’idées, vont également chercher des armes en Roumanie, en Bulgarie, en Ukraine, qu’ils acheminent en République démocratique du Congo ou en Angola, via le Togo. Interpol s’intéresse à lui, pond en décembre 2000 un rapport intitulé « Projet Pierres de sang » (les diamants de Bout), délivre une « notice rouge », mais ne parvient pas à le coincer. Insaisissable Bout. La recette magique de ce businessman de la guerre ? Un carnet d’adresses épais comme un Bottin. Et du flair. « Comment a-t-il pu construire un tel réseau souterrain et compliqué ? En exploitant les failles de la globalisation anarchique », commente Douglas Farah, auteur américain qui a consacré un livre-enquête sur Bout, « Le marchand de mort ». « Il dispose du meilleur réseau logistique au monde », reconnaît Lee S. Wolofsky, ancien membre du Conseil national de sécurité, qui a coordonné les efforts des différentes agences américaines pour traquer Victor Bout dans les années 90. En vain. Le marchand de mort, « livreur de porte à porte », selon un enquêteur international, a réussi à semer ses poursuivants en utilisant des prête-noms et des sociétés écrans. Affable, attentif au sort des populations autochtones, selon un intermédiaire, dont les Pygmées, à qui il a rendu visite à plusieurs reprises, le seigneur de guerre Victor Bout est un être hybride conjuguant l’élégance et le plus parfait cynisme. Vendeur à la fois de riz et de bombes au tiers-monde.

Lorsque le dictateur zaïrois Mobutu est en difficulté, « VB » oublie qu’il vend des armes aux rebelles et lui envoie un avion. Bon prince, il cultive ses liens avec les potentats, mais aussi avec les Nations unies. Il expédie des Casques bleus en Somalie lors de l’opération Restore Hope en 1993 alors qu’il vient d’alimenter plusieurs guerres africaines, puis convoie des négociateurs aux Philippines lors de la prise d’otages des touristes occidentaux détenus sur l’île de Jolo. Après le tsunami de décembre 2004, il livre des produits alimentaires au Sri Lanka. Quand George W. Bush divise le monde du XXIe siècle en pro et anti-Américains, Bout, lui, se déclare des deux bords, sait-on jamais.

Figure par excellence de l’acteur transnational et non étatique, protégé par le FSB russe, Bout s’est longtemps cru au-dessus des lois, avec son énorme flotte privée-jusqu’à 60 avions, pour beaucoup immatriculés au Liberia et au Swaziland. Homme de l’ombre, personnage à la Dostoïevski, le marchand de mort est avant tout un joueur fasciné par le tapis vert, couleur jungle. C’était compter sans la ruse de ses adversaires. Au jeu de la roulette, le parrain érudit ne pouvait être toujours gagnant.

Par Olivier Weber
le 19/03/2008 Copyright Le Point