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Turquie. Recep Tayyip Erdogan : « le sultan sans pitié » (fin )

publié le 06/11/2023 | par Jean-Paul Mari

Brutal, ambitieux, pragmatique, religieux, ultra-nationaliste, il est venu de la rue, s’est construit tout seul, vit dans un palais ottoman, ne recule devant rien et prétend dicter sa loi au monde. Il sait gouverner, imposer ici, marchander là, emprisonner ses opposants, écraser ses adversaires. Ce sultan-imam moderne est sans pitié, sans limites. Et les Turcs en redemandent…

Ce 15 juillet 2016, dans la chaleur accablante de l’été turc, l’impensable s’est produit. À Ankara, autour des bâtiments publics, dans les principales artères de la ville, devant l’Assemblée nationale, des dizaines de chars ont pris position. Selon un scénario qu’on croyait relégué au siècle dernier, un coup d’État militaire éclate, qui veut renverser le pouvoir sans partage du président turc, Recep Tayyip Erdogan.

Deux cent cinquante personnes sont tuées, le Parlement est lourdement bombardé, le siège des forces spéciales de la police est pris d’assaut. Mais à l’appel du président, la population descend dans la rue pour dénoncer le putsch, les militaires séditieux hésitent, l’État reprend la situation en main.

Aussitôt, Erdogan désigne le coupable : Fehtullah Gülen dirigeant d’une confrérie aux multiples ramifications qui rassemble, dit-on, quelques trois millions de partisans. À l’origine, ce prédicateur islamiste chétif et chenu à l’audience nationale figurait parmi les piliers du régime.

Ses adeptes formaient une bonne partie de la base de l’AKP, le parti d’Erdogan, et s’étaient infiltrés au fil des années dans tous les rouages de l’État, de l’armée et des affaires. Gülen et Erdogan formaient une coalition redoutable, le premier apportant au président, en échange de sa bienveillance, son audience massive et ses positions dans toutes les sphères de la société turque.

Puis les deux hommes s’étaient brouillés autour de questions politiques. Conservateur plutôt pro-occidental, Gülen, à la différence d’Erdogan, refusait de rompre avec Israël, soutenait les États-Unis et récusait tout rapprochement entre la Turquie sunnite et l’Iran chiite. Vindicatif, le président s’était lancé dans une lutte sans merci contre l’influence de Gülen, qui voyait ses positions se réduire rapidement, d’où le coup de force de 2016.

Dix-huit mois après l’échec de la tentative, les chiffres sont vertigineux. Quelque 160 000 limogeages dans la fonction publique, 40 000 emprisonnements, de nombreux cas de torture et de disparitions. La vengeance du sultan est implacable.

À vrai dire, cette répression spectaculaire ne fait que prolonger une évolution à l’œuvre en Turquie depuis des années. Élu et réélu, Erdogan a fait voter une constitution à sa main, qui lui confie des pouvoirs étendus, la justice est sous contrôle, la presse est sans cesse harcelée, le président gouverne sans partage dans une capitale qu’il a modelée selon son bon plaisir, au cœur d’un palais gigantesque, symbole d’un régime désormais despotique et mégalomaniaque.

À cette nuance près : la vie démocratique n’est pas entièrement sous cloche, le débat public est virulent et les élections se déroulent pour l’essentiel pacifiquement. La Turquie vit selon les lois islamiques tempérées par un pluralisme sous surveillance,

Erdogan reste adulé par ce petit peuple dont il exprime si bien les peurs et les aspirations, qui reste imperméable aux scandales financiers, aux difficultés économiques et aux excès munificents émaillant la vie de la Turquie. Il admire le rôle désormais planétaire joué par ce pays puissant placé au confluent des forces ennemies qui se disputent la prédominance mondiale et réélit sans férir celui qu’il tient pour l’un des leurs.

Sultan impitoyable, tribun infatigable, populiste pérenne, le garnement de Kasimpasa n’a rien perdu de son instinct plébéien, qui reste la meilleure garantie d’un règne brutal à l’ambition sans limites.

par Laurent Joffrin


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