Turquie : Recep Tayyip Erdogan « L’école de la rue » (1)
Brutal, ambitieux, pragmatique, religieux, ultra-nationaliste, il est venu de la rue, s’est construit tout seul, vit dans un palais ottoman, ne recule devant rien et prétend dicter sa loi au monde. Il sait imposer ici, marchander là, emprisonner ses opposants, écraser ses adversaires. Ce sultan-imam moderne est sans pitié, sans limites. Et les Turcs en redemandent…
Ce nouveau sultan, à coup sûr, n’est pas né coiffé. Celui qui dirige aujourd’hui la Turquie à la manière d’un prince ottoman ne vient d’aucune dynastie, il n’a pas grandi à la cour des grands, il n’a hérité de rien, sinon d’une opiniâtre énergie qui lui a permis de gravir tous les échelons de la société turque.
À la seule force de l’ambition, il est passé d’un quartier misérable d’Istanbul au palais aux cent cinquante pièces, bâti pour lui-même, sur une colline qui domine Ankara, désormais capitale d’un empire encore maquillé en République. À la différence d’un Trump, d’un Farage, ou d’une Le Pen, il n’avait ni argent, ni ascendance, ni relations. Ce populiste – c’est rarement le cas – vient tout droit du peuple.
Comprendre Erdogan, c’est d’abord comprendre ce qu’était la vie à Kasimpasa, faubourg d’Istanbul, où il a passé son adolescence, repaire des bateleurs et des petits caïds, chaos de maisons en bois entassées à l’ouest du Bosphore, où se côtoient marins, voyous, musiciens, prostituées et montreurs d’ours.
Pour la bourgeoisie kemaliste des arrondissements chics, un « Kasimpasali », un habitant du quartier, c’est un rustre impulsif, bagarreur, un macho fort en gueule et mal dégrossi. « Il y avait de la terre partout, racontera-t-il, nous marchions dans la boue et nous faisions le coup de poing ».
Quartier remuant, quartier rebelle, mais aussi quartier religieux. Kasimpasa est le refuge des émigrés de l’intérieur, ces paysans d’Anatolie et de la mer Noire, venus de provinces lointaines et dévotes. Ahmet Erdogan, le père de Recep Tayyip, est de ceux-là, exilé économique de l’extrême nord-est du pays, devenu capitaine de bateau de passagers sur le Bosphore, emploi modeste, mais stable qui lui permet de nourrir sa famille.
Un père pieux, autoritaire, colérique même, qui élève son fils dans la dure tradition. Un jour le jeune Recep, garnement des rues, se moque de manière insultante d’une vieille voisine : Ahmet le bat comme plâtre et l’enferme ligoté dans une pièce sans lumière. Cuisante leçon qu’il n’oubliera jamais et qui inculque au gamin turbulent le respect des anciens et le sens de la discipline.
Au cœur de la Turquie laïque, héritière du modernisateur implacable Kemal Ata Turk, officier occidentaliste qui veut relever à la trique son pays démembré par la Première Guerre mondiale, Kasimpasa la mal famée est aussi un bastion de l’islam conservateur. Recep fait les quatre cents coups, mais il est assidu à la mosquée et fréquente l’école religieuse du quartier, où la base de l’éducation consiste à apprendre par cœur les versets du Coran.
Il songe à un avenir de clerc ou même d’imam, mais il a une passion dévorante : le football où il excelle et s’impose à ses condisciples, autant par sa carrure que par sa technique. Il veut devenir joueur professionnel, mais son père refuse. À force d’insistance il parvient à un compromis : il sera joueur à temps partiel, rémunéré, mais aussi étudiant en section commerce à l’université de Marmara, ce qui lui procure l’indépendance en même temps qu’une honorable formation.
À dix-huit ans, en 1972, ce rebelle paradoxal, soumis et conservateur, entame ainsi une double carrière sans grand éclat de footballeur semi-professionnel et d’étudiant moyen dans une faculté sans prestige.
C’est une carrière médiocre qui s’ouvrirait à lui, sorti d’un quartier pauvre pour accéder sans gloire à la classe moyenne, s’il n’avait contracté une autre passion, tout aussi dévorante : la politique.