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Ulysse à Ithaque, par Henry Bonnier ( La vie littéraire)

publié le 19/03/2013 | par Jean-Paul Mari

 

La première fois que je le vis, ce fut à la Closerie des Lilas.
– Enfin ! dis-je.
L’ami qui nous présentait l’un à l’autre se récria :
– Pourquoi cet « enfin » ?
– C’est une longue histoire, répondis-je.

Dès que nos regards s’étaient croisés, j’avais été transporté sur le front d’Alsace, l’hiver 44-45. Malraux sortait de son premier entretien avec De Gaulle. Il s’était contenté de lâcher : « Enfin, je viens de rencontrer un homme ». Cette parole inouïe venait de se ficher en moi, tandis que, étonnés, mes yeux contemplaient au-dedans de moi un paysage de neige, de glace et de nuit.

Un homme, Jean-Paul Mari ? J’ai toujours eu le plus vif respect pour les grands reporters, notamment les correspondants de guerre. Sans cesse ils se tiennent au bord de leur vie pour observer la mort en ses œuvres. La mort, la vie, en une danse incessante, parce que les hommes, fuyant l’ennui de vivre, se font la guerre sans savoir que la mort est leur plus douce compagne. Il suffit d’écouter les MARCHES CONSULAIRES. Est-il musique plus funèbre ?

Comme tant d’autres, Jean-Paul Mari a couru, pendant vingt-cinq ans, vers tous les théâtres d’opération. Ah, comme ce mot de « théâtre » est approprié dès lors que se jouent des vies humaines, pauvres figurants, doux innocents, convaincus de l’excellence de leur cause sans admettre que leurs ennemis tiennent aussi pour excellente leur propre cause. Au Moyen Age, pour Mardi-Gras, en Alsace, s’embarquaient tous les fous du pays de Cocagne sur un étrange navire appelé « LA NEF DES FOUS » – « Der Narren-schiff ». Rien n’a donc changé, à ceci près qu’on célèbre désormais Mardi-Gras tous les jours.

La guerre est partout : dans les cœurs, dans les esprits, dans les âmes. Ainsi l’a compris Jérôme Bosch dans son fameux triptyque : « Saint Antoine ». La guerre nous obsède, nous fascine. C’est ce que vit le correspondant de guerre, même s’il n’ose se l’avouer. En tout cas, c’est ce que ressent au plus intime de soi Antoine, le héros du nouveau roman de Jean-Paul Mari, qu’une balle de kalachnikov, reçue en plein front, laisse pour mort, et qui, une fois extirpée à la suite d’une opération, le lâche sans mémoire.

Un homme sans passé peut-il prétendre à vivre au présent ? Combien de soldats en font-ils l’amère expérience ? Actifs et intacts au dehors à leur sortie de l’hôpital, et morts au-dedans d’eux-mêmes. Comment renaître, à défaut de revivre ? Telle est la quête d’Antoine. Un poème ouvre ce roman. Un poème de Pierre de Marbeuf, dont voici les deux premiers vers :
« Et la mer et l’amour ont la mer pour partage
Et la mer est amère, et l’amour est amer… »

Deux vers, et d’autres encore, pour scander le pas d’un homme seul, pour accompagner son pas dans la nuit du monde, même s’il y fait plein soleil. Car Antoine, rongé par sa blessure, brûlé par elle, est parti à la reconquête de soi, tel Ulysse, ce héros de L’ODYSSÉE, s’en va sur la crête des vagues en un vaste périple, de Troie à Ithaque, ainsi que l’a reconstitué Victor Bérard, le grand helléniste, parce qu’ « il porte la guerre en lui », « poussé par sa tempête intérieure jusqu’au pays du Lotos, le fruit de l’oubli… »

Ce que Jean-Paul Mari réunit en une gerbe de gratitudes, c’est la civilisation grecque et la religion chrétienne, L’ODYSSÉE d’un côté, le SAINT ANTOINE de Jérôme Bosch de l’autre, c’est-à-dire la maîtrise de soi par la conquête du monde et la conquête de soi par la vision horrifique que nous offre le monde.

Par quels chemins, par quels sentiers, par quels rêves enfin, passera Antoine ? Tout le roman est là. Fort. Puissant, par son écriture autant que par sa structure. Si entraînant, si bien construit qu’il est impossible de le quitter, une fois commencé.

Peut-être n’a-t-on jamais décrit au plus près l’humaine souffrance de ceux que la mort appelle au nom de la vie ! Peut-être n’est-il pas inutile de s’interroger sur la tragique nostalgie qui s’empare de quelques-uns, qui, à l’image du bel Ulysse, n’ont pas fait un beau voyage, comme le crut du Bellay, mais ont eu le courage d’entreprendre le voyage entre la vie et la mort – noble et terrible pèlerinage des âmes et des cœurs en quête d’eux-mêmes.

LA TENTATION D’ANTOINE, roman de Jean-Paul Mari. Robert Laffont. 20 euros

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