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Un « havre de paix » en Irak

publié le 26/01/2008 | par Olivier Weber

L’enclave kurde du nord de l’Irak connaît une prospérité enviée et une démocratie tribale. Seul souci : la Turquie voisine, qui redoute l’indépendance kurde.


Un préfabriqué blanc sur la colline tient lieu de frontière. Dans la tranchée, les pieds dans la gadoue, entouré de quelques miliciens kurdes, le commandant Ahmad égrène la chronique de la route de la peur, à 20 mètres en contrebas. D’un côté, l’accès à Mossoul, à feu et à sang, soeur jumelle de Bagdad en haine et en violence. De l’autre, dans le dos du peshmerga – « combattant de la mort » -, le fief des Kurdes, entre plaines verdoyantes et montagnes encore enneigées. D’un côté, les attentats, les décapitations, deux chrétiens exécutés quelques jours plus tôt. De l’autre, la paix, le calme. « Dès qu’ils ont franchi cette ligne, les chauffeurs de camions savent qu’ils sont à l’abri , dit le commandant. Mais nous contrôlons quand même les véhicules. Al-Qaeda a infiltré des tueurs au Kurdistan. Nous les traquons. »

L’enclave que garde le commandant Ahmad et ses hommes est un îlot de paix grand comme la Suisse, une oasis de quiétude de 4 millions d’âmes dans l’enfer irakien. Ici, au Kurdistan, pas d’attentats-suicides, ou si peu. Mais cette quiétude pourrait être menacée : en représailles à des attentats commis au Kurdistan turc, les légions d’Ankara menacent de franchir la frontière pour nettoyer les sanctuaires de combattants du PKK (voir encadré).

« La meilleure arme, c’est le renseignement : on sait qui est qui, et les terroristes sont vite repérés », assure Saleh Delo, figure historique de la résistance à Saddam Hussein et l’un des dirigeants du PDK (Parti démocratique du Kurdistan). Dans le bastion des Kurdes, nul drapeau irakien sur les mâts et les édifices. A croire que l’enclave a déjà fait sécession. Sur les gazons du parc des Martyrs d’Arbil, l’une des deux « capitales » de la province, avec Sulamaniya, des jeunes gens aux cheveux gominés bavardent avec des filles sans voile, assises sous les arbres en fleur. Tandis que Deela, employé d’une pizzeria, déguste une bière russe à la table du jardin, à 2 mètres d’une Pontiac rose des années 50, à vendre pour 5 000 dollars. « Je n’ai pas peur des islamistes, mais de ma mère : ne lui dites pas que je bois de l’alcool ! » murmure-t-il devant un ami hilare. Difficile de croire que la scène se déroule en Irak.

« C’est le moment d’investir. »

Autonome de facto depuis la première guerre du Golfe, en 1991, le Kurdistan irakien a su bâtir une relative prospérité. Dans un restaurant de kebab à Arbil, au pied des montagnes, des hommes d’affaires de la péninsule arabique et du Liban conversent sur leurs affaires en cours. « Il y a des opportunités en or dans le coin , se réjouit Saleh Mohammed, businessman du Koweït. C’est le moment d’investir, grâce à la sécurité. Les prix grimpent. Le rêve, quoi ! »

A la sortie de la ville, un richissime Kurde a entrepris de créer Dream City, une immense résidence avec des villas vendues jusqu’à 1 million de dollars. Plus loin, le chanteur kurde Zaccharia, longtemps en exil, s’est vu octroyer un terrain par un Massoud Barzani magnanime, l’un des deux chefs kurdes, avec Jalal Talabani, président de l’Irak depuis 2006. Le chanteur s’est empressé de construire des immeubles de luxe. Les appartements avec terrasse, cheminée, air conditionné et vue imprenable sur la plaine s’arrachent comme des petits pains.

Le soir, à l’autre bout de la ville, une grande fête rassemble des amis chez Khusrow Jaff, artiste ventripotent qui aime exhiber sa Mercedes décapotable de 1937, une Fletwood modèle 1958 de l’ancien roi Fayçal et « la seule Rolls Royce d’Irak ». Dans son palais de marbre kitsch à plusieurs millions de dollars, pont-levis, murailles hautes et gardes armés dans tous les recoins, on croise des chefs de tribu devant une bibliothèque garnie de 32 000 livres, un intellectuel kurde rentré d’Allemagne, un espion allemand imbibé de bière importée, et même d’anciens collaborateurs du régime de Saddam Hussein devant un bar où le whisky coule à flots. Quand on rappelle au maître de céans qu’on le vit jadis à Bagdad dans les bureaux ministériels de l’ancien raïs, il change de conversation. Le Kurdistan a l’hospitalité aussi fructueuse que généreuse.

« La culture de la tolérance »

Une paix prospère (17 % du budget irakien est attribué à la région kurde), qui attire maints Bagdadiens fuyant la terreur, pauvres ou riches. « J’habite dans une seule pièce avec ma femme et mes trois enfants , dit Arbi Saleh, jardinier de 35 ans qui a quitté son quartier sunnite de Bagdad après la mort de quatre autres enfants. Mais au moins, ici, on ne vit pas dans la hantise quotidienne des bombes. » Deux mille familles sont arrivées dans la région d’Arbil, soigneusement contrôlées : « Le permis de séjour n’est accordé qu’au compte-gouttes , dit l’étudiant Hussein, de Bassorah. Quelques dizaines de dollars accélèrent la procédure. » Conséquence de la prospérité kurde et de l’exil des Bagdadiens : les loyers grimpent en flèche – 350 à 450 dollars pour une petite maison.

Dans le quartier chic d’Einquawa, non loin d’un magasin d’alcool qui vend notamment un bon médoc, Mgr Rabbane al-Qas accueille les chrétiens de Bagdad. Au seuil de l’archevêché Saint-Joseph, l’évêque d’Arbil et d’Ahmadiya, polyglotte, voit l’avenir de l’Irak en noir et celui du Kurdistan en rose. « Trop de criminels et de délinquants, 600 000 au total, ont été relâchés par Saddam Hussein , dit-il dans un français chaleureux. Nous avons transféré dans le Nord le séminaire de Bagdad et ses prêtres, car la vie là-bas n’est plus possible. Mais ici nous sommes de bons gardiens de la paix… »

A deux pas, une belle villa abrite Ishtar TV, la chaîne de télévision des chrétiens. Car tout le Kurdistan vit depuis quinze ans une expérience démocratique. Une démocratie tribale, plutôt, sous la haute surveillance des deux chefs kurdes, longtemps rivaux, Barzani et Talabani. Oubliée, la guerre fratricide de 1996, au lourd bilan (5 000 morts), lorsque Barzani fut épaulé par l’ennemi de toujours, Saddam Hussein. Effacées, les querelles de fiefs et les marchandages concernant les taxes sur les camions vers la Turquie et l’Iran. Aujourd’hui, les deux figures de proue de l’irrédentisme kurde affichent l’union sacrée. Le tribalisme cimente la société, sous la tutelle charismatique de la longue résistance des peshmergas . « Nous avons trop souffert pour ne pas être tolérants, plaide, dans les jardins de l’université de Salaheddine, Saedi Barzinji, professeur de droit, ancien étudiant à Grenoble, aujourd’hui député à Bagdad, qui revient tout juste d’un dangereux séjour dans la capitale irakienne. La société kurde est sur la bonne voie pour créer un vrai exemple démocratique. »

Les bourgeons du printemps kurde, il est vrai, ont depuis longtemps éclos. Des centaines d’écoles ont été bâties, les hôpitaux, rénovés, la quasi-totalité des 4 000 villages balayés par l’opération Anfal de Saddam, reconstruits. Neuf chaînes de télévision abreuvent les foyers. Les minorités, telle celle des turkmènes, disposent de médias. Même si les principaux journaux restent soumis au clanisme des deux grands partis, le PDK de Barzani et l’UPK de Talabani, la presse est florissante : 140 revues et journaux coexistent sur les étals. « C’est l’un des seuls endroits au Moyen-Orient où les libertés individuelles sont respectées », dit Kais al-Azawi, rédacteur en chef d’ Al-Jarida , quotidien de Bagdad, de passage dans le nord du pays.

« Ici, c’est la culture de la tolérance, et plus loin c’est la culture de la mort , lance Fouad Hussein, le directeur de cabinet de Massoud Barzani. Nous ne sommes pas encore à l’abri d’Al-Qaeda. Mais notre combat, c’est d’offrir une harmonie entre communautés ethniques ou religieuses et des centaines d’organisations non gouvernementales ! » Observateur de l’évolution de la société kurde, avec son ONG Tolerancy, Hussein Sinjari, qui dirige aussi un journal distribué en Irak, ne trouve rien à redire à cette coexistence entre clanisme et démocratie. « Il manque, certes, une vraie société civile ici. Et la corruption est endémique ! Mais cette province revient de si loin… Les pays étrangers feraient mieux de nous aider. »

Une vitrine pour le Moyen-Orient

L’appel est entendu. Les troupes américaines, qui ont protégé l’enclave depuis 1991, stationnent aux abords de la province kurde. Et, si les 200 000 peshmergas ne pouvaient suffire à assurer la sécurité des montagnes et de la plaine, nul doute que la Maison-Blanche y dépêcherait, espère-t-on, quelques bataillons. C’est tout le message colporté par le faucon Jack Wheeler, ancien conseiller de Ronald Reagan et aujourd’hui lobbyiste à Washington. « Les Kurdes doivent être soutenus , dit-il au pied de l’hôtel Sheraton, à 200 euros la chambre. Ils peuvent nous aider à bouter les mollahs hors d’Iran. »

Quand l’émissaire américain a prononcé un discours à la tribune du palais de la Culture, évoquant l’indépendance à venir, le parterre n’a pas lésiné sur les applaudissements, avant un sketch à la gloire de l’éphémère république kurde de Mahabad, en 1946, qui n’a vécu que onze mois. « Le rêve de l’indépendance, c’est pour demain » , lance dans son bureau le « ministre » Falah Mustafa Kébir, chargé des relations extérieures. Massoud Barzani ne le dément pas, qui déclare tout de go dans son bastion d’Arbil, en tenue traditionnelle, chemise kaki, pantalon bouffant et keffieh rouge et blanc : « Que la Turquie nous laisse tranquilles ! Sinon, nous agiterons les Kurdes de Turquie… » De tels propos déclenchent l’ire d’Ankara, qui redoute plus que tout l’indépendance de cette région voisine et l’agitation de sa propre minorité, forte de 16 millions d’âmes.

L’indépendance, chacun y pense au Kurdistan d’Irak, tout en prônant la prudence pour ne pas froisser les puissants voisins turc et iranien. « Nous sommes l’autre Irak, et un jour ou l’autre la contradiction éclatera au grand jour , lâche Mohammed Saddiq, recteur de l’université de Salaheddine (20 000 étudiants). Soit la solution fédérale marche pour de bon, soit nous prenons le grand large ! » A son côté, Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris, soutient qu’un tiers de la population kurde, née après 1991, n’a pas connu l’ère Saddam Hussein. « Ceux-là opteront pour une autre voie. Ils ont l’esprit libre et n’accepteront jamais aucune censure. On va vers un formidable bouillonnement culturel. »

L’enclave, pour l’heure, est une sorte de laboratoire des droits de l’homme. Une vitrine aussi pour le Moyen-Orient. Au grand dam des riverains. La liberté des Kurdes est chèrement défendue par des hordes de combattants. « Notre grand drame, c’est, depuis quelques siècles, d’être mal placés sur l’atlas , dit l’écrivain et poète Farhad Pirbal, dont les initiatives et slogans dérangent souvent les leaders kurdes. Mais si le Kurdistan est indépendant, ce sera un livre ouvert sur la démocratie dans toute la région. N’oubliez pas, on a déjà une expérience de quinze ans ! » A une heure de route de sa petite maison encombrée de livres de Sartre, Breton et Camus, une bâtisse semble lui donner raison. La forteresse de brique fut une garnison des troupes de Saddam Hussein. Elle s’est reconvertie en Luna Park en rase campagne. Là réside le rêve du poète et de nombre de Kurdes : que les casernes du Nord irakien ne soient plus que des terrains de jeux.


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