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Voile. Reid Stowe, 1152 jours, seul, sur la mer sans fin.

publié le 27/07/2021 | par benoit Heimermann

Reid Stowe est le plus obstiné des marins : il a passé près de trois ans en mer sans jamais toucher terre


Par Benoît Heimermann

 

Ancien repère des intellectuels new-yorkais, le Chelsea Hotel était un point de départ tout indiqué. Moquettes usées, murs vermoulus, escaliers boiteux : tout dans cette antiquité visitée un matin de septembre 2002 annonçait le vaisseau fantôme à venir. Il suffisait de poursuivre la 23ème rue en direction du couchant, de gagner la rive de l’Hudson et d’enchaîner tout droit en direction du pier n°63.

Là, derrière un fatras de plantes en pot et de ferrailles enchevêtrées, j’ai découvert un monstre marin. Rond comme une barrique, blindé comme un U-boat, long de vingt et un mètres, couturé et rapiécé jusqu’au sommet de deux mâts à peine moins impressionnants que les piles du pont de Brooklyn situé un peu plus au sud.

Mille jours ! Autant que l’antique circumnavigation de Fernand de Magellan.

Prêt de l’échelle de coupée, une ardoise de guingois et un message écrit à la diable : « Soutenez l’impossible : un voyage de 1 000 jours en mer sans escale et sans ravitaillement… » Mille jours ! Autant que la dérive arctique de Fridtjof Nansen ou que l’antique circumnavigation de Fernand de Magellan.

Mais comme le soulignait le postulat de départ, sans toucher la moindre terre ni accepter le plus petit soutien ! D’évidence, cette douce folie méritait quelques explications.

Le capitaine ne fut pas long à répondre à mon appel. Tel un diable sorti de son coffre-fort, Reid Stowe m’est apparu souriant, tout de noir vêtu, longiligne, presque étique, frère de Rudolf Noureev et Corto Maltese réunis. Le tour du propriétaire s’imposa dans la seconde. The ultmiate low-tech boat (le bateau rustique définitif), selon sa propre définition, détonnait.

« Ces figures sont mes guides et mes gardiens. »

Au fil de l’inspection, je recensai un dessalinisateur, deux panneaux solaires, trois éoliennes mais, plus encore, un salmigondis d’initiatives pareillement kitsch et décalées : un carré agrémentée d’une table épaisse comme un établi ; un hublot digne du capitaine Nemo pratiqué à même le plancher ; une cuisine perchée dans le château arrière envahie de plantations alimentaires !

Autant d’indices susceptibles de comprendre qu’Anne (le prénom de la mère de Reid) était plus proche du « bateau » du Facteur Cheval que d’une interprétation du progrès en marche.

Sur l’avant, au plafond, au-dessus du poste de commande couraient des bas-reliefs sauvages, des sculptures naïves qui ajoutaient encore au baroque de l’ensemble et soulignaient les préoccupations chimériques de leur auteur, son penchant pour les croyances animistes ou les religions transcendantales : « Ces figures, m’expliqua-t-il, sont mes guides et mes gardiens.

Les Vikings auraient-ils jamais bravé l’Atlantique nord s’ils n’avaient été précédés par leurs figures de proue ? Et les intrépides Polynésiens ? Et l’irrésistible Armada? »

C’est dans le ventre de cette baleine de 60 tonnes  que Reid Stowe a  bouclé son délire .

Incroyable mais vrai, c’est dans le ventre de cette baleine de soixante tonnes qui, au meilleur de sa forme, musarde à sept nœuds que Reid Stowe a finalement bouclé son délire au (très) long cours.

Entre le 22 avril 2007 et le 17 juin 2010, pendant 1 152 jours exactement, le jusqu’au-boutiste qui estime avoir « le même caractère que (son) bateau » a parcouru 55, 670 milles nautiques ( ndlr :103000km) en totale autarcie sans même s’autoriser de poser ne serait-ce qu’un doigt de pied sur la terre ferme ! Plus que de la persévérance : l’engagement d’une vie et plus encore.

Avant son départ et après son retour, j’ai mainte fois rencontré l’obstiné. Avec le souhait de mieux apprécier cette histoire de fou, de déséquilibré sentimental, de bourlingueur céleste ou supposé tel. Chaque voyage à New York m’incitait à rejoindre le pier n° 63 ou le port d’Hoboken où Stowe transféra, plus tard, son monument pour passer outre à un droit de mouillage prohibitif.

A dire vrai, Reid n’aspirait qu’à une chose : rompre les amarres…

Son pedigree m’intriguait. Sa conversation me déroutait. A un an près, nous avions le même âge, mais, passé ce détail, tout nous séparait ! Longtemps, son père porta l’uniforme. En Corée, aux Philippines, en Louisiane, en Virginie, en Arizona. Sa famille était nombreuse et son quotidien morose.

A dire vrai, Reid n’aspirait qu’à une chose : rompre les amarres à l’image de Christopher McCandless le héro résolu de Into the wild parti sans laisser d’adresse jusqu’aux confins de l’Alaska.

Il a dix-neuf ans et un vague diplôme des beaux-arts en poche, lorsqu’il embarque à bord d’un petit catamaran en contre-plaqué aussi improbable qu’une bouteille lancée à la mer. Caraïbes, Panama, Polynésie : le parcours initiatique s’éternise pendant trois ans. Chemin faisant, Stowe fait grand cas de son équilibre tout autant que de celui de son bateau. Il étudie les textes tantriques, le yoga et autres joyeusetés philologiques.

« J’appréciais de me retrouver face à face avec le créateur. »

Il explique : « Je voulais me frotter à d’autres réalités pour, si possible, retrouver une certaine innocence. » Ose : « J’aspirais à être le roi d’un monde incertain. » Et insiste : « J’appréciais de me retrouver face à face avec le créateur. »

Passé chaque échange, je me persuadais que Stowe était un authentique marin, stoïque, assidu, dur au mal, mais convenais aussi que cohabitait en lui un non moins véritable (c’est lui qui suggère le mot) « chaman » !

En 1971 (ou 1972 ou 1973 : Reid est volontiers fâché avec les dates), sa route croise celle d’Ivo Van Laake aux Fidji. Une amitié s’installe. Ivo est néerlandais, habité, poète lui aussi et auteur, on vous le donne en mille, d’une partie des croquis de La Longue route de Bernard Moitessier !

« Sauver son âme »

L’association avec le prophète perdu dans les mers du sud pour mieux « sauver son âme » s’impose. Et la rencontre que l’émule situe à Morea sans s’embarrasser de précisions supplémentaires. Reid est ainsi, à la fois prolixe et approximatif, enjoué et lacunaire.

Il a conduit Zaca, le yacht d’Erold Flynn, à Santa Catalina, fréquenté une unité de Greenpeace au large de Mururoa, échangé avec Jérôme et Sally Poncet aux Falkland. Mais rechigne à fournir d’autres détails ou commentaires susceptibles de corroborer ces informations.

L’acier et la fibre de verre…et des éléments de récupération.

Avec Stowe les apartés ne durent guère. Toujours, il revient à l’essentiel. A Anne en particulier, né à Ocean Isle Beach la triplement bien nommée, en Caroline du Nord, au retour de son voyage pacifique. A l’origine, il avait envisagé la construction d’un ferro-ciment. L’acier et la fibre de verre, heureusement pour la pérennité de son entreprise, finirent par prendre le dessus.

Et le bois pour les œuvres vives, les espars et les aménagements intérieurs. « Des éléments de récupération pour la plupart, souligne l’intéressé. Vingt-quatre essences différentes au total, ramassées, en grande partie, sur les plages de l’île de la Dominique après le passage d’un ouragan. »

Ses deux premières épouses se sont tour à tour lassées.

Deux ans furent nécessaires à l’édification de l’ensemble. Et vingt supplémentaires pour mettre vraiment en orbite sa lubie qu’il apparenta d’emblée à une « retraite liquide » susceptible de changer à jamais « son rapport au monde et aux hommes. »

Hormis quelques badauds émus par son message griffonné sur sa coque, Stowe a rencontré beaucoup d’indifférence. D’emblée, les médias new-yorkais l’ont snobé. Et ses voisins de pontons considéré comme un mégalomane. Ses deux premières épouses se sont tour à tour lassées. La seconde, française, après plus de trois ans de vie commune et un voyage du côté de La Rochelle.

Malgré la bénédiction du père Jaouen qui les maria et l’attention que leur portèrent Philippe Poupon ou Isabelle Autissier, ni l’un ni l’autre ne parvinrent à lever les doutes qui planaient sur leur entreprise et cette façon bien eux de considérer que « vivre au crochet sans contrepartie » relève plus de l’art de vivre que de la faute de goût.

« Il faut se méfier des affabulateurs. Ils viennent parfois au bout de leur rêve. »

Face à mes interrogations, Reid m’avait un jour répondu : « Il faut se méfier des affabulateurs. Ils mentent, divaguent, mais plus déroutant encore, ils viennent parfois au bout de leur rêve. » Pour me convaincre, il m’avait parlé de Stephan, le propre fils de Bernard Moitessier, photographe à ses heures, venu travailler sur son bateau pendant plusieurs mois.

Et m’avait présenté Rand, électricien éprouvé, qui lui a offert « 500 jours de travail » sans attendre le moindre retour. Peter, le patron de la supérette du coin, lui aussi s’est montré généreux.

Trente bonbonnes de gaz, une tonne de charbon, trois cent briquets et un plein tonneau d’hameçons et de fils de pêche…

Dans les mois précédant le grand départ, n’était-il pas parvenu à stocker dans les fond de Ann trente bonbonnes de gaz, une tonne de charbon, deux cent cinquante kilos de riz, de pâtes, de haricots, quinze caisse de beurre de cacahouète, trois cent briquets et un plein tonneau d’hameçons et de fils de pêche ?

En janvier 2008, deux ans et demi avant de lever (enfin) l’ancre, Reid m’avait surtout parlé d’Ahmad, vingt ans, sa nouvelle compagne et sa future partenaire de navigation ! Originaire de Guyana, de descendance tamoule cette jeune étudiante dépourvue de toute expérience nautique ne doutait de rien. Encore moins de son mentor : « Nous nous retrouvons sur bien des points. La vacuité de la société mercantile ; le yoga et la méditation ; la nature maîtresse de nos actes et de nos volontés. »

Au large de Perth, en Australie, Anne débarqua la mère et son futur enfant, mais sans accoster

Ahmad fut pour beaucoup dans l’accélération des ultimes préparatifs. Plus pragmatique que son époux, elle parvint même à rallier à leur cause quelques micro-partenaires inespérés. Il n’était que temps de se jeter à l’eau. Trois cent six jours plus tard, Ahmad leva néanmoins les pouces. Heureuse de se libérer d’un mal de mer chronique mais plus encore d’un enfant à venir qui, avait-elle prévenu, ne pouvait en aucun cas remettre en cause l’inaccessible projet de son prophète de mari !

Au large de Perth, en Australie, Anne débarqua la mère et son futur enfant, mais sans accoster, dans un bateau annexe spécialement dépêché pour la circonstance.

« Ce que je faisais du matin au soir ? »

Durant l’année et demi à suivre, Reid poursuivit en solo sa navigation forcée. « Ce que je faisais du matin au soir ? Je méditais. Je contemplais. Je jouais avec les bouts de mon bateau comme un musicien joue avec les cordes de son instrument. »

Les contrariétés et les vicissitudes ne firent pas défaut : la mise en demeure d’un garde-côtes, l’abordage d’un porte-containers, un chavirage promis et repoussé. Sans cesse, il fallut rapiécer et recoudre, calfater et réparer, renforcer et consolider. Avec les « moyens du bord » selon l’expression plus que jamais consacrée.

Au final, Stowe n’a accompli qu’un unique tour du monde, il n’a doublé qu’une seule fois le cap Horn, mais il a beaucoup baguenaudé en échange pour, dit-il, « mieux retrouver (ses) instincts d’artiste ». Chemin faisant, et relevés GPS à l’appui, il a pris le temps de « dessiner » un dauphin dans le Pacifique dont le museau flirtait avec les îles Hawaii et la queue avec les côtes équatoriennes.

Dans l’Atlantique c’est un cœur qu’il a tracé dans son sillage plus gros que le sien et celui de tous ses rêves réunis…

Ses premiers mots comme ses premiers pas furent hésitants.

Le 17 juin 2010 à 13 heures, Reid est revenu, peigné et rasé de frais. Ses premiers mots comme ses premiers pas furent hésitants. Pour la circonstance, il avait préparé un petit « speech ». Quelques feuilles volantes qui assurèrent la cohérence de son propos à défaut de chasser un trop plein d’émotion.

Où il fut question de « temps qui passe » plutôt que de « chemin à suivre ». De « mission à accomplir » plutôt que de « place dans l’histoire ». Mais aussi de « dépouillement intérieur », de « contemplation partagée », d’ « échanges spirituels » autant d’ingrédients qui prêteraient à sourire si l’expérience menée par ce Sisyphe au pied marin ne constituait pas, en soit, un événement proprement sidérant.

« Reid est un illuminé, et comme tous les illuminés, il est parfaitement incompris »

Aux dernières nouvelles, Reid, Ahmad et Darshen, leur fils, ont posé leurs sacs en Caroline du Nord pas très loin de la maison familiale où s’est éteinte Anne en 2012. Au préalable, la petite famille avait rallié la Guyana et procédé là-bas à quelques réparations d’importance. Mais toujours dans l’indifférence.

Le même désintérêt qui depuis l’origine recouvre les exploits du passager du temps le plus improbable de toute l’histoire maritime. Son père : « Reid est un illuminé, et comme tous les illuminés, il est parfaitement incompris pour ne pas dire davantage. »

 

Publié dans Voiles & voiliers, février 2013


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