Vu de l’hôpital: Deux TGV, 48 malades, «Opération chardon ». (18)
Chronique de la bataille des hommes en blanc. Jean-Paul Mari suit au jour le jour le combat d’une équipe médicale dans un hôpital d’Ile-de-France.
Il est arrivé en bâillant, une fente à la place des yeux. Encore une nuit trop courte. Le docteur Michel, urgentiste, n’a été prévenu que la veille au soir : « Gros transfert TGV vers Bordeaux. Vous pilotez. Départ pour vous demain six heures trente » -« 18H30 ? » – « Non, 06H30. » Réveil à quatre heures du matin. Son hôpital va fournir quatre patients en réanimation sur les 48 prévus, intubés et placés en coma artificiel.
Opération à haut risque. Il a fallu sélectionner des malades « stables » et obtenir l’accord des familles. Chaque patient, entre 60 et 65 ans, est enserré dans une véritable armure médicale: un respirateur artificiel auréolé d’une toile d’araignée de fils et d’électrodes reliées à un moniteur et des tubes à perfusions qui envoient les médicaments, non pas dans les veines des bras ou des jambes, trop fragiles, mais directement dans celles proches du cœur. Premier crochet de 20 km vers l’hôpital pour prendre un véhicule de secours, en cas de défaillance matérielle. Encore 20 kilomètres pour rejoindre Aulnay où attend le convoi des quatre ambulances. Et 25 km de plus à foncer sur les avenues désertes vers la gare d’Austerlitz, sirènes, gyrophares et motards de la police en tête.
Sur place, l’opération « Chardon 9 » – « Chardon 10 » a des allures militaires. Rues environnantes bouclées, gare fermée, camions de police, de pompiers, de secouristes, de la Croix-Rouge venus de toute l’île de France, tout clignote dans la nuit d’Austerlitz. Les deux quais grouillent d’hommes en blanc et d’un logisticien pour régler le ballet. Sous l’œil du Préfet de Police de Paris, qu’on reconnaît à sa casquette dorée et sa raideur. Deux TGV, 4 malades par wagon, soignants au premier étage, patients et salle de réa mobile en bas. Le train, le numéro de voiture, la place de chaque malade, tout a été pensé, calculé, dessiné. Sauf les haut-parleurs de la SNCF qui débitent des annonces irréelles de départ pour une foule invisible des voyageurs publics.
C’est l’heure. Les conducteurs de train se transforment en pilotes aux doigts de fée. Surtout pas d’accélération ou de freinage brutal, pour ne pas bousculer la masse sanguine dans les corps en souffrance. Direction Bordeaux, en passant par Angers et Poitiers, les hôpitaux de la Nouvelle Aquitaine où il reste encore – une mine d’or! – 500 lits de réanimation disponibles. 48 malades transférés, c’est plus qu’un hôpital militaire de campagne planté sur un parking à Mulhouse. Et l’équivalent de tout un service de réanimation d’un hôpital parisien: « une bouffée d’oxygène ». Cent cinquante départs depuis le début de la crise. Et sans casse. Un exploit.
Dix heures, appel de l’hôpital, « Docteur, on aurait besoin de vous… » Il fonce. Arrive dans un brouillard épais, les yeux mi-clos, à son bureau. La journée « normale » peut commencer. « Tiens ! C’est le printemps. »
Noms modifiés
TOUS DROITS RESERVES