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Wadha et Ibrahim Abdhalla: affreux, sales et marrants

publié le 11/06/2015 | par Luc Mathieu

Avec ses nombreux enfants, ce couple irakien, débrouillard et joyeux, a fui l’Etat islamique en triporteur afin de se réfugier au Kurdistan syrien.


Que reste-t-il, sinon l’humour, lorsque l’on a tout perdu ? Wadha Abdhalla a 41 ans, mesure un bon 1,70 mètre et fume cigarette sur cigarette. Si elle ne portait pas un chemisier léopard et une robe en velours violet, on pourrait la prendre pour un homme. Ibrahim, son mari et par ailleurs cousin, a 48 ans, mesure 1,10 mètre et plisse sans arrêt les yeux. «Il est à moitié aveugle. Il est handicapé, il ne sert à rien», se moque Wahda. «Oui, c’est vrai», répond Ibrahim, tout sourire et nullement vexé.

Wadha, Ibrahim et leurs huit enfants ne sont pas des réfugiés ordinaires. Comme la plupart des 1,5 million d’Irakiens qui ont fui l’Etat islamique (EI), ils n’ont plus rien – «pas un dinar», dit Wadha en claquant des doigts – et leur avenir paraît pour le moins compromis. Mais le désespoir ne semble pas avoir prise sur eux, il glisse sur leurs saillies absurdes et leurs réparties féroces. Ils sont drôles, parfois de manière involontaire, et éclatent souvent de rire.

La famille vit depuis la mi-mars sur une piste d’atterrissage désaffectée à côté de Derik, au milieu des champs de blé du Kurdistan syrien. Le camp de réfugiés vient de se bâtir. Il n’y a qu’une quarantaine de tentes pour autant de familles. Celle de Wadha et Ibrahim est isolée au bout de la piste. Ils sont les seuls Irakiens, Arabes sunnites de surcroît, au milieu de familles syriennes kurdes qui les observent d’un œil méfiant.

Qu’ils aient atterri là, au complet, sans qu’aucun ne soit blessé, relève du miracle. Leur périple, entamé dans la région de Mossoul, en Irak, a duré sept mois. Ils ont dormi des semaines dehors, sans aucun abri, traversé des villages contrôlés par l’EI, échappé aux bombardements de la coalition, survécu aux combats entre peshmergas et jihadistes. Ils l’ont fait sans protection, contacts ou argent. «Pas un dinar», répète Wadha en claquant à nouveau des doigts.

Ils n’avaient rien, hormis un aplomb hors du commun et un triporteur où ils se sont entassés. Le père, trop petit pour conduire, s’était installé à l’arrière avec les enfants. La mère était devant. «J’ai halluciné en les voyant arriver dans leur triporteur, raconte le gardien du camp. J’ai demandé à la mère d’où ils arrivaient. Elle m’a répondu : « D’Irak. » Je lui ai dit : « Comment ça d’Irak ? C’est impossible, même les combattants ne prennent pas cette route. » Elle m’a juste dit : « Si, si, d’Irak ».»

D’aussi loin qu’ils s’en souviennent, Wadha et Ibrahim n’ont jamais eu de chance. Ils sont enfants quand leurs pères respectifs sont arrêtés dans leur village en Irak. Le régime de Saddam Hussein leur reproche de se rendre trop souvent en Syrie, où ils ont pourtant de la famille. Le père de Wadha est condamné à mort et pendu. Celui d’Ibrahim écope de vingt ans de prison à Abou Ghraib. «Il est mort au bout de dix-neuf ans et six mois. Ça, on peut dire qu’il a raté sa libération», dit Wadha. «Oui, c’est vrai», acquiesce le mari, toujours aussi souriant.

Ibrahim n’a jamais travaillé, même après son mariage. La famille vit de la charité des habitants du village et des aides du gouvernement irakien. Les journées se passent à s’occuper des enfants et à en concevoir régulièrement de nouveaux.

Le dernier venait juste de naître quand la petite troupe entend parler pour la première fois de l’EI. «On disait qu’ils coupaient les mains des fumeurs et forçaient les femmes à porter le niqab. Vu que je suis une femme et que je fume, je me suis dit qu’il valait mieux partir», dit Wadha. «Je peux parler ?» demande Ibrahim. Sa femme acquiesce. «Ils pratiquent aussi les exécutions de masse», ajoute-t-il.

Une nuit d’août, alors que les jihadistes s’approchent du village, ils se décident à fuir. Le triporteur est minuscule. «Il y avait plus de place dans une cellule de prison du temps de Saddam Hussein», se souvient Wadha. La famille n’emporte rien. «A part du sel», corrige Ibrahim, sans que l’on comprenne pourquoi. Parents et enfants roulent quelques jours avant de s’arrêter dans un champ de la province de Mossoul. Ils dorment à la belle étoile jusqu’à ce qu’ils se fabriquent un abri de fortune avec des bouts de toile récupérés. «Il s’envolait tout le temps. A chaque fois, mon père disait : « Mais où es-tu Mahomet ? »» rigole Naïm, 14 ans. Le père et la mère rient aussi.

Au bout de deux mois, un camion s’arrête. Le chauffeur est d’accord pour mettre le triporteur dans la remorque. Ils rejoignent la frontière syrienne. En descendant du camion, Wadha demande au chauffeur combien elle lui doit. «Rien», lui répond-il. «Heureusement car sinon, à part le moteur du triporteur, je ne vois pas ce que j’aurais pu lui donner.» De l’autre côté de la frontière, en Syrie, la famille tombe sur un barrage de l’EI. «J’ai cru que j’étais dans un film indien, se remémore Wadha. Ils avaient de longues chemises, des pyjamas en dessous et des barbes pleines de poussière.» Le jihadiste leur demande où ils vont, et ajoute qu’il est interdit de rejoindre un village kurde. «Non, non, on va dans un village sunnite», lui répond Wadha qui ne savait en réalité pas où elle allait.

La famille rejoindra finalement la maison d’une tante. La cohabitation se passe mal. Ils vivent à dix dans une pièce qui sert de chambre et de cuisine. «On ne pouvait pas rester là, on n’avait pas assez à manger, et le plafond était percé, il pleuvait à l’intérieur. J’ai dit à mon mari : « On va dans un camp de réfugiés pour avoir des aides »», raconte Wadha. Elle se dit déçue. «Ils ne nous donnent quasiment rien. On a faim. On a aussi besoin de vêtements et de médicaments pour les enfants.»

Le responsable du camp, qui écoutait l’air de rien la conversation depuis une dizaine de minutes, s’approche, furieux. «Arrête de dire qu’on ne te donne rien, c’est faux ! Vous avez trois repas par jour et vous aurez des matelas cette semaine.» Wadha se défend mollement, reconnaissant qu’elle a peut-être «un peu exagéré». Plus tard, dans la tente qui lui sert de bureau, le responsable dira que «cette famille est plutôt exigeante». «Hier, la mère est venue me voir en me disant que si je ne lui donnais pas des cigarettes, elle taperait son mari. Que voulez-vous que je fasse, je lui en ai donné», soupirera-t-il.

Quand on lui demande si on peut faire une photo de la famille, Wadha s’empresse d’accepter. Elle décide elle-même du cadre. «Là, devant les tentes, on verra qu’on est pauvre.» Elle a une autre idée : «On va mettre le père au milieu et on le pointera tous du doigt, comme ça on aura plus d’aide.» Elle hurle : «Les enfants, il y a du gâteau !» Les plus jeunes arrivent en courant. Amron, 15 ans, pas dupe, traîne des pieds. «Je vais me suicider. Je ne peux rien faire ici à part marcher sur la piste d’atterrissage», râle-t-il. «Quand je vous disais qu’il fallait nous aider», reprend la mère. Elle a déjà un nouveau plan : rejoindre la Turquie. «Ce sont des musulmans, et ils parlent arabe. Comment je ferais, sinon, pour demander des cigarettes dans la rue ?»

En 5 dates

1966 Naissance d’Ibrahim.
1973 Naissance de Wadha.
1995 Mariage d’Ibrahim et Wadha.
Juin 2014 L’Etat islamique s’empare de Mossoul (Irak).
Août 2014 Exil en Syrie.

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