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Afghanistan. Talibans. A Kaboul, «je ne supporte plus cette peur»

publié le 21/11/2021 | par Luc Mathieu

Depuis le retour des talibans, les Afghans restés à Kaboul vivent dans l’angoisse permanente. Guettés par la misère alors que l’économie s’écroule, ils ne croient pas aux discours rassurants d’un régime qui ne tolère aucune opposition.

Chez une étudiante afghane à Kaboul, le 13 septembre. (Sandra Calligaro)

Shafiq (1) n’ose même plus fumer à la fenêtre de l’appartement familial. «Je vais dans la salle de bains, je suis sûr que personne ne me verra», dit-il en bégayant. Shafiq, 34 ans, est un ancien traducteur de l’armée britannique dans l’un des fiefs historiques des talibans, la province du Helmand. Il a arrêté en 2012 mais garde des séquelles profondes et visibles.

Il a du mal à parler sans crier et son corps répond de façon anarchique, bras et jambes agités de mouvements brusques. Il ne peut plus boire dans un verre et utilise une longue paille en plastique qu’il fait souvent tomber. «J’ai vu trop de cadavres, de gens déchiquetés et de combats là-bas. J’ai développé un grave syndrome post-traumatique, j’ai consulté plusieurs médecins mais les médicaments ne marchent pas.»

Depuis le 15 août et la prise de Kaboul par les talibans, Shafiq s’est cloîtré dans l’appartement aux plafonds hauts et au carrelage scintillant de propreté. «Je suis sorti une fois, au tout début. J’ai essayé de parler avec un taliban mais il m’a frappé, je ne sais pas pourquoi. Et il y a une semaine, ils ont emmené un de nos voisins.

Nous n’avons aucune nouvelle depuis. Sa famille ne sait même pas s’il est encore vivant.» Shafiq passe ses journées avec sa femme, son fils de 3 ans et sa sœur. Un huis clos seulement interrompu par les allers-retours de sa mère Amina (1), infirmière dans un hôpital d’un quartier ouest de Kaboul, qui continue à travailler sans être payée. Le reste du temps, il ressasse ses angoisses.

«J’étais gardien à l’entrée d’une clinique avant le 15 août. C’était une vie normale, je travaillais la journée et je retrouvais ma famille le soir. Là, je ne peux plus rien faire. Dans le quartier, on me surnomme “le traducteur”. Combien de temps avant que les talibans se vengent ? J’ai envoyé mon dossier à l’ambassade britannique pour un visa, ils ne m’ont jamais répondu. C’est ça la vie ?» Il répète : «C’est ça la vie ?»

Sa sœur, 22 ans et de courts cheveux bruns, ne travaille pas non plus. Elle était journaliste sur une chaîne de télévision privée. «Le 16 août, une collègue m’a appelée, explique-t-elle en montrant sur YouTube des extraits de l’émission qu’elle présentait. Des talibans étaient venus dans nos locaux et avaient dit que les femmes ne pouvaient plus apparaître à la télé, que c’était interdit par la religion. Les directeurs de la chaîne se sont enfuis.

Il n’y a plus que quelques journalistes hommes qui travaillent encore.» Les talibans sont aussi venus dans l’hôpital d’Amina. «Ils nous ont dit : “Si vous avez un problème, faites-le nous savoir, nous le résoudrons. Vous êtes comme nos sœurs, nous avons besoin de vous, vous devez rester et continuer à travailler.” Je leur ai demandé qui ils étaient, quelles fonctions ils avaient. Je leur ai aussi dit qu’on avait peur d’eux.

Ils ont répondu qu’ils venaient d’arriver au pouvoir et qu’ils essayaient de faire en sorte que ça se passe bien. Mais je ne les crois pas, je n’ai pas confiance. J’étais ici, à Kaboul, entre 1996 et 2001, je les ai vus, je sais qui ils sont.» Elle se retourne vers Shafiq. «J’ai trois fils. L’un s’est exilé en Russie, le second est mort dans un accident de voiture. Je ne peux pas imaginer perdre le troisième.» Quand on repart, Shafiq ouvre la porte fermée à triple tour, jette un coup d’œil dans la cage d’escalier et recule aussitôt. «Faites attention.»

 

«Il faut bien que je vive»

 

Un Kaboul apeuré, terrorisé, comme souterrain, s’est creusé depuis la mi-août. Il n’est pas peuplé seulement d’anciens traducteurs des armées étrangères ou de fonctionnaires du gouvernement déchu. Ce sont aussi des commerçants, des employés d’entreprises privées, des chômeurs, des jeunes ou des vieux, des hommes et des femmes, et même des membres de puissantes familles afghanes dont les réseaux s’étendent aux dirigeants talibans. «On fait semblant, mais on déprime et on a peur», dit l’un d’eux, qui passe ses journées dans sa maison du centre de la capitale avant de rejoindre pour la nuit celle de proches encore mieux connectés au nouveau pouvoir. «C’est un paradoxe mais rester ici et subir cette pression empêche de devenir fou, ajoute-t-il. Si j’étais à l’étranger, je penserais sans arrêt à mon pays et je m’écroulerais.»

Les talibans ont investi Kaboul, et particulièrement les quartiers centraux, en masse. Jour après jour, ils peignent leurs slogans sur les «T-walls» de la ville, ces hauts murs de béton conçus pour protéger des explosions et dont le socle plus large fait penser à un T inversé : «Nous avons conquis l’Afghanistan et défait les Etats-Unis grâce à l’aide de Dieu» ; «le Coran est la loi» ; «la paix et la construction d’infrastructures sont nos priorités, nous y travaillons» ; «avec l’Etat islamique d’Afghanistan, la vie est meilleure».

Des vendeurs de drapeaux noir et blanc du nouveau régime se sont installés aux carrefours ou circulent entre les voitures. Pessar Laï, la cinquantaine, s’est posté à côté de l’ambassade américaine, devant le rond-point Massoud où les portraits du commandant du Panshir ont été arrachés de leurs armatures métalliques. Ancien officier de police, au chômage depuis le 15 août, il vend les fanions 50 afghanis et les drapeaux 200 (0,5 et 2 euros).

«Oui, c’est étrange comme situation, reconnaît-il. Tout ce que nous avons essayé d’accomplir ces vingt dernières années est détruit. Mais il faut bien que je vive.»

Les talibans sont partout, en patrouille ou postés à des coins de rue. Ils peuvent être souriants et nonchalants, aussi bien qu’agressifs et tendus. En uniforme, du casque aux genouillères, ou en civil, avec des fleurs qui dépassent d’une poche ou ceinturés de munitions des épaules à la taille, toujours armés. Personne ne sait qui ils sont ni de quelles provinces ils viennent. On en voit parfois juchés sur la plateforme arrière d’un pick-up, des jeunes aux yeux cernés de khol et enturbannés, qui observent la ville et la filment avec leur téléphone. De toute évidence, ils la découvrent.

Un nouveau pouvoir dépassé et une économie en lambeaux

«Les talibans ont un problème : ils ne pensaient pas prendre Kaboul aussi facilement. Ils anticipaient au moins trois mois de négociations avec Ashraf Ghani [l’ancien président qui s’est enfui le 15 août après avoir promis la veille de se battre jusqu’au bout, ndlr], et une forme ou une autre de partage du pouvoir, ce qui leur aurait laissé le temps de s’organiser. Mais la ville s’est effondrée en quelques heures lorsque Ghani a disparu.

Résultat, ce sont les groupes qui étaient là les premiers qui se sont imposés», explique un expert sécuritaire afghan qui n’a pas quitté Kaboul. Dans un commissariat du quartier PD15, non loin de l’aéroport, c’est un groupe venu du district de Surobi, sur la route qui mène à Jalalabad, dans l’est du pays. Quelques hommes se sont installés à la mi-août dans les locaux et se sont emparés des armes, avant d’en faire venir d’autres originaires des mêmes villages. Sans autre légitimité que celle de la rapidité.

Certains talibans le reconnaissent eux-mêmes : le nouveau pouvoir est dépassé. «Il faut lui laisser le temps, tout est très nouveau. Les administrations ne pouvaient pas se mettre en place sans gouvernement. Maintenant qu’il a été formé, on va pouvoir avancer, recréer une hiérarchie et relancer l’Etat», explique un entrepreneur longtemps basé aux Emirats arabes unis, proche d’Anas Haqqani, frère de Sirajuddin Haqqani, le nouveau ministre de l’Intérieur dont la tête est mise à prix 10 millions de dollars (8,5 millions d’euros) par les Etats-Unis.

Mais l’Afghanistan et plus particulièrement son économie ne peuvent pas attendre. En lambeaux depuis des années, minée par la corruption, les passe-droits et les détournements massifs opérés par les gouvernements successifs, celle-ci s’écroule. Les fonds internationaux qui lui permettaient de tenir se sont taris. La Réserve fédérale américaine a gelé les 7 milliards de dollars de la banque centrale afghane qu’elle détient, entraînant une chute du cours de l’afghani. Le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale ont eux aussi cessé leurs financements.

Les salaires des fonctionnaires, y compris dans les hôpitaux, n’ont pas été versés depuis deux mois. Même les combattants talibans ne sont pas épargnés. «J’ai discuté avec quatre jeunes originaires de Ghazni qui sont arrivés le 15 août à côté de chez moi, poursuit l’expert sécuritaire. Ils étaient à moto, le phare arrière recouvert d’un adhésif opaque pour ne pas se faire repérer quand ils combattaient, et une couverture pour dormir à la belle étoile.

Au début, ils étaient contents, ils allaient manger des glaces et se promenaient dans Kaboul. Mais au bout de quelques jours, ils n’avaient même pas de quoi se nourrir alors qu’ils avaient l’habitude d’être servis gratuitement par les gens des villages. Ils ont fini par repartir. Trois d’entre eux sont retournés dans une madrasa [école religieuse] de Ghazni.»
«J’ai l’impression que mon cœur va exploser»

Chaque jour, dans les rues de Kaboul, des foules de plusieurs centaines de personnes patientent plus ou moins calmement devant des banques et les bureaux de Western Union. Certains arrivent de provinces éloignées et attendent plusieurs heures, parfois plusieurs jours, et souvent en vain, d’être appelé, un par un, pour retirer l’équivalent de 200 dollars, le maximum autorisé par personne et par semaine. Les prix des produits de base, nourriture et essence, ne cessent d’augmenter.

Seuls les prix des armes ont baissé. Un fusil d’assaut M4 américain se négocie à 100 000 afghanis (environ 1 000 euros), quatre fois moins qu’avant la victoire des talibans ; une mitrailleuse lourde n’en vaut plus que 200 000, contre 700 000 auparavant.

«Les talibans n’arrêtent pas de parler de sécurité. C’est bien, et c’est vrai, elle s’améliore. Mais à quoi sert la sécurité si je ne peux plus nourrir ma famille ?» s’interroge Fahim, 55 ans. Ancien soldat sans pension, il s’est reconverti en chauffeur il y a cinq ans. Il gagnait à peu près 1 000 afghanis par jour, il n’en gagne plus que 500, les bons jours. Des marchés de seconde main, où des familles bradent vêtements, vaisselle ou tapis, sont apparus en lisière des bazars de la ville.

La débâcle économique, la peur du nouveau régime taliban, qui ne tolère pas la moindre forme d’opposition, l’incertitude sur les vengeances que les nouveaux maîtres du pays pourraient exercer, entraînent un exil massif.

Tous ceux qui le peuvent s’en vont, ou tentent de le faire. «Je ne connais pas une seule personne qui ne veut pas partir, même dans des provinces reculées», affirme l’expert sécuritaire. Le poste frontalier de Torkham, entre l’Afghanistan et le Pakistan, est le plus souvent fermé, mais à Spin Boldak, dans le sud, ils sont des milliers à s’agglutiner chaque jour pour passer de l’autre côté. Ceux qui ont été employés par des ONG ou des institutions étrangères envoient leurs dossiers à tous ceux qui, espèrent-ils, pourraient les aider.

D’après la chaîne afghane Tolo News, les loyers dans la capitale ont baissé de moitié, faute de demande et de l’explosion du nombre d’appartements laissés vacants par les exilés. «J’ai l’impression que mon cœur va exploser, je ne supporte plus cette peur. Il faut absolument que nous quittions ce pays, c’est la seule solution si nous voulons survivre», dit Amina, l’infirmière. «A chaque fois que ma mère sort, je me demande si je vais la revoir. Ce n’est plus possible», ajoute Shafiq.

Dans le parc aux arbres poussiéreux de Shar e-Naw, en plein centre de Kaboul, Hamidullah, quadragénaire vêtu d’un shalwar kamiz bleu-vert, n’a pas d’argent pour quitter le pays. «Je n’ai même pas de quoi payer un petit-déjeuner.» Il voudrait simplement rentrer chez lui. Il s’est enfui de son village de la province de Baghlan, à 300 kilomètres au nord de la capitale, début août, alors que les combats éclataient entre talibans et forces du gouvernement.

Sa maison a perdu un mur dans une explosion. Il est parti à pied, puis en voiture, avec sa femme et ses cinq enfants, le plus jeune avait 1 mois. Ils vivent depuis dans un abri fait de morceaux de tissus sales tenus par des bouts de bois. L’une des filles, âgée de 5 ans environ, a le visage rougi et creusé par une maladie de peau. Le voyage de retour coûte 30 000 afghanis.

«Peut-être une ONG ou une personne riche nous aidera-t-elle. Il le faut, l’hiver arrive, les enfants vont tomber malades et je ne pourrai pas les faire soigner.» Il n’a pas osé demander de l’argent aux talibans.

par Luc Mathieu, envoyé spécial à Kaboul et photo Sandra Calligaro

(1) Les prénoms ont été changés pour des raisons de sécurité.

 

 

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