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Daniel Grandclément : « Haïti est devenu un état sauvage »

publié le 10/03/2024 | par Jean-Paul Mari

-GR:  Vous revenez d’Haïti, votre sixième voyage depuis 2016. Qu’est-ce qui a changé ?

– Daniel Grandclément : Dès l’arrivée à l’aéroport de Toussaint-Louverture, on vous met en garde sur la possibilité d’enlèvement à la sortie même du bâtiment. On ne voit aucun visiteur étranger débarquer avec une valise à la recherche d’un taxi, comme en 2016. Là, mon fixer a dû venir me chercher en moto pour me conduire directement à l’hôtel dans un quartier résidentiel moins dangereux. Avant, c’était déjà dur. On ne pouvait pas aller dans les quartiers du port, notamment, enseveli sous des monceaux d’ordures, dangereux, propice aux agressions, mais on pouvait marcher dans le centre-ville. Aujourd’hui, il n’en est plus question. Il n’y a plus un blanc, ni dans les rues ni dans la dizaine de grands hôtels, vides. En trois semaines, je n’ai pas vu un seul blanc dans la ville.

 

– Port-au-Prince ne ressemble plus à une capitale ?

– Non. Plus de restaurants, pas de panneaux publicitaires, des transports réduits aux seuls tap-tap locaux ( camionnettes collectives), pleins à craquer pour les déplacements indispensables. Pour le reste, avec 10 à 20 kidnappings chaque jour, les gens restent cloitrés chez eux. Moi, j’attendais le fixer pour quitter ma chambre avec deux gardes de sécurité, qui ne servent d’ailleurs à rien face aux gangs armés. J’ai fait une fois 100 m à pied dans ce quartier bourgeois de Pétion-Ville, sur les hauteurs… et immédiatement, des automobilistes m’ont alerté  : « Que faites-vous là ? Ne restez pas, vous allez vous faire enlever ! » Toute la ville, autrefois très étendue, mais qui se réduit désormais à la surface de trois arrondissements parisiens, est d’ailleurs complètement encerclée par les gangs. Parfois des policiers contrôlent les voitures. Il y a encore des commissariats occupés par des fonctionnaires dont sortent à toute allure des fourgons blindés qui parcourent les rues. Quand les gens veulent aller au Cap-Haitien, grande ville à seulement 130 kilomètres au nord, ils prennent l’avion.

 

– Quelle est la réaction de la population ?

– Les gens n’en peuvent plus. Ils vivent dans une ville assiégée, et rackettée. Pour aller au quartier Carrefour, en banlieue, le chauffeur de bus vous demande le prix du billet, plus deux sommes supplémentaires, pour payer les gangs au barrage, ceux de « Mariani » et de « Village de Dieu », particulièrement sauvages. J’ai dû me rendre à l’hôpital de ce quartier. Pas question pour moi de prendre le bus. Il m’a fallu faire faire un détour de trois heures par la montagne, à trois sur une moto. J’ai failli ne pas revenir. Au barrage, matérialisé par une chaîne en travers de la route, on a payé, mais des hommes ont tenté de me retenir. L’un d’eux a passé son pouce sur sa gorge, un autre a hurlé : « On va te brûler ! »

C’est dans ce quartier qu’on a enlevé le Père Michel et une religieuse de 80 ans, retenus deux semaines par le gang des « 400 Mawozos », qui rançonne tout ce qui passe à leur portée.

Récemment, la police a arrêté un bus de gangs et récupéré leurs armes. Le commissaire les a laissé partir. En sortant, l’un des gangs a fait un signe de croix. Il savait qu’onles envoyait à la mort. La foule s’est ruée sur les membres du groupe et les a tous lynchés, à coup de poings, de pied et de gourdins.

 

– La violence est partout, mais elle prend des formes particulièrement sauvages…

– Atroce. On croise des cadavres dans la rue, sur les trottoirs, et personne ne s’arrête de peur de se faire prendre. Tués à la machette ou abattus à l’arme automatique. On met le feu aux vivants, par la technique du pneu enflammé autour du cou ou en les arrosant d’essence. Quand un gang a pris possession du quartier de Martissan, dans Port-au-Prince, un gosse de 10 ans, armé d’une kalachnikov, a crié aux gens : « Venez, on va vous tous brûler ! » La sauvagerie va parfois très loin. (Il montre une vidéo explicite). Là, par exemple, vous voyez les images d’un homme des gangs qui découpe tranquillement à la machette le haut du corps d’un policier abattu, en taille des morceaux qu’il va cuisiner et manger… une boucherie.

 

– Qui sont ces gangs, quelle nature, quel nombre, quelle organisation ?

– Au début, pas grand-chose. Deux copains de quartier achètent des fusils, se plantent au bout de la rue, arrêtent les gens, les rançonnent. Et si ça marche, d’autres viennent les rejoindre. Le gang grandit, rackette, vole, deale, viole, assassine, achète d’autres armes, devient riche et puissant, en écrase d’autres, prend leur territoire.

Les milices, les groupes armés de quartier, les gangs, ce n’est pas tout à fait nouveau à Haïti. Les politiques, depuis l’époque Duvalier, s’en sont toujours servis pour ou contre le gouvernement. L’État s’en satisfaisait. Et les monopoles économiques des grands groupes, carburant, électricité, etc., s’en servaient eux aussi pour mobiliser la foule. Sauf qu’aujourd’hui, ils ont explosé, on en trouve des centaines, et sont devenus incontrôlables. Les plus gros sont ceux de « Mariani » à Carrefour, le « Village de Dieu » – sauvage ! -au sud de Portp-au-Prince, les « 400 Mawozos » à la Croix des Bouquets », et « Tibwa » sur les hauteurs de Martissan, et même « Bel air » en plein centre-ville. On estime à entre 9 et 10000 le nombre d’hommes lourdement armés faceà moins de 6000 policiers.  Mais le plus grand des gangs et le « G9 », union de neuf gangs, dirigés par celui qu’on appelle « Barbecue ».

Jimmy Chérizier -Barbecue

– Vous avez réussi à passer toute une journée avec lui. « Barbecue »… ?

– Le surnom lui vient de l’habitude qu’on lui prête de brûler les gens vifs dans leur maison. Lui répond que cela vient du commerce de sa mère qui faisait frire des poulets dans la rue. Son vrai nom est Jimmy Cherizier, un ancien policier de 46 ans, congédié pour mauvais traitements. Il aurait notamment massacré 70 personnes lors d’une manifestation dans le quartier de la Saline proche de Cité-Soleil. Je l’ai rencontré dans son quartier à Delmas 36… dont les policiers m’ont indiqué l’adresse exacte alors qu’il est recherché. C’est un petit gros souriant, en short et tee-shirt, bonhomme, mais qui peut changer de visage à l’instant, passer de charmant à furieux.

 

– Un chef de gangs qui a un discours politique ?

– Oui. Une idée simple, le gouvernement, les dirigeants : tous pourris ! Il dit ne pas vouloir prendre le pouvoir personnellement, mais mettre à la tête de l’État un repris de justice, un certain Louis Philippe ( meneur du second coup d’État contre le président Jean-Bertrand Aristide en 2004, condamné aux États-Unis pour trafic de drogue et blanchiment). Reste que dans son quartier où il est le maître absolu, il est très populaire. Il a même fait une piscine en se faisant prendre en photo en maillot de bain entouré d’une marée d’enfants… Il sait ce qu’il fait. Il connaissait bien l’ex-président assassiné par un commando dans des conditions toujours non -élucidées. Lui et son entourage, et certains patrons qui vivent à Miami, gagnent beaucoup d’argent. Le racket des particuliers, hommes, femmes, et des entreprises, les rançons des kidnappings, de 500 dollars à des dizaines de milliers de dollars, une industrie et, paraît-il, un marché de la drogue. On pense que les trafiquants veulent se servir d’Haïti comme plaque tournante du trafic.

 

– La drogue et les gangs ?

– Dans la rue, on n’en voit pas. Mais sur les images de violence, ils ont tous l’air défoncés. Cocaïne, cannabis et le « Florida », ces bouteilles d’Eau de Cologne, un parfum par cher qu’ils boivent avec les effets qu’on imagine.

 

– Les gangs ont récemment attaqué la prison centrale et fait évader entre 3 et 4000 criminels. Ils ont face à eux quelques milliers de policiers retranchés. Le premier ministre, bloqué à Porto-Rico ne peut plus revenir dans son pays. Les gangs peuvent-ils prendre le pouvoir ?

– Il leur faudrait d’unir. Le fait est qu’ils se déchirent entre eux. Avec une haine ! Quand un adversaire est pris, ils le découpent en morceaux et jouent avec les corps. Difficile de prendre le pouvoir et faire fonctionner un pays. Le risque est plutôt l’anarchie, la balkanisation d’un pays qui, déjà, ne fonctionne plus.

 

Barbecue a déclaré : « Si Ariel Henry ( Premier ministre )ne démissionne pas, si la communauté internationale continue de le soutenir, nous allons tout droit vers une guerre civile qui conduira à un génocide ». Quelle est la solution ? Sinon une intervention internationale ?

 – Oui. Les policiers haïtiens n’ont pas les moyens. Il y a un contingent de mille policiers kenyans qui doivent arriver. Et d’autres pays, d’Afrique et d’Amérique du Sud, se disent prêts à envoyer des soldats. En face, ce sont des gangs, pas réellement organisés. Sans une force internationale suffisamment puissante, on va vers le chaos total. Mais il faut agir vite avant qu’il ne soit trop tard. Ce que j’ai vu me serre le cœur et me donne un grand sentiment d’impuissance. Certes, après un séisme ou une grande catastrophe, le monde s’émeut… puis il oublie. La véritable tragédie d’Haïti est que c’est un trou noir, un pays oublié du monde. »

Propos recueillis par Jean-Paul Mari

 

NB : Quelques heures après cet entretien, des gangs armés ont tenté dans la nuit de vendredi à samedi de prendre le contrôle des bâtiments de la police dans la capitale. D’autres bâtiments officiels auraient été attaqués. Le port est le théâtre de pillages. Les gangs veulent visiblement prendre le contrôle des bâtiments de la police situés au Champ-de-Mars, en plein centre de la capitale. Selon le Miami Herald, le ministère de l’Intérieur était en proie aux flammes dans la nuit et les gangs tentaient de s’en prendre également au bâtiment de la Cour suprême. L’œuvre du « G9 » de Barbecue qui mettrait ses promesses à exécution ?

 


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