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Amérique. Série. Un champignon dans la tête (13)

publié le 07/08/2021 | par Jean-Paul Dubois

L’Amérique, vue par Jean-Paul Dubois, Prix Goncourt 2019.

Le kombucha est un lichen mandchou. Ou mongol. Ou égyptien. Allez savoir. Pendant plusieurs millions d’années, ce champignon a vécu selon sa condition, dans l’ombre et l’anonymat le plus complet.


Et puis, en 1992, Tom Valente, petit éditeur de la modeste revue «Search on Health», sise à Naples, Floride, a publié un article vantant les propriétés singulières de ce cryptogame. Aujourd’hui, le bulbe exotique a colonisé l’Amérique.

Toute famille new age qui se respecte en possède au moins un exemplaire dans la maison. Ses producteurs le cultivent avec amour dans du thé sucré. Ils lui parlent, lui jouent de la musique, lui donnent des prénoms, le font se reproduire et vendent les «babies» en lamelles 50 dollars pièce. Les utilisateurs, eux, boivent trois fois par jour le jus béni de ses entrailles et affirment recouvrer jeunesse, vigueur et accessoirement guérir du cancer et du sida. Les kombuchas font naturellement des «bébés» tous les dix jours. En trois mois, grâce à la fertilité de ses «petits», une «mère» compte près de mille descendants. A ce rythme-là, il faudra bientôt leur donner la pilule.

Nous sommes en Californie, à la Laurel Farm, le plus prestigieux des centres de culture de kombucha. La Laurel Farm ressemble à tout sauf à une ferme. C’est une villa cossue bâtie sur les hauteurs de Los Angeles, avec une petite piscine et un jardin en surplomb qui domine la ville. Dans cette seule maison on produit chaque mois un millier de champignons qui sont expédiés dans tous les Etats-Unis et dans vingt-quatre autres pays. Les «bébés» voyagent dans des sortes de cartons de pizza, accompagnés d’un label d’authenticité et d’un mode d’emploi. Ce matin, à la Laurel Farm, le climat est plutôt tendu. Toutes les radios du pays viennent d’annoncer qu’une femme de l’Iowa qui buvait du jus de kombucha était morte d’une intoxication. «Nous avons vérifié sur nos listings informatiques: ce n’était pas une de nos clientes, s’empresse d’observer Betsy Prior, la mère de tous les kombuchas. Le champignon doit être cultivé et conservé selon des règles d’hygiène strictes. Sinon, c’est vrai, il peut y avoir des problèmes.»

La pièce est chaude, sombre, et l’odeur acide, écœurante. C’est ici, dans cette atmosphère tropicale puant la vinaigrette avariée, que les mères croissent, embellissent et «pondent» leurs bébés. En fait le kombucha se reproduit un peu comme les paramécies, par une sorte de scissiparité chronique. Le champignon ressemble à une grosse crêpe, un pancake gluant d’une vingtaine de centimètres de diamètre, flottant dans une décoction de thé brunâtre et sucré. Conservé à bonne température dans un saladier de verre recouvert d’un linge de coton, la bête se dédouble naturellement au bout d’une semaine. A la Laurel Farm, on procède à trois «récoltes» et autant d’expéditions chaque mois. Pour obtenir son élixir miraculeux de thé macéré, le client n’aura qu’à respecter ce protocole. Il pourra alors boire sans risque sa potion magique acide comme du mauvais cidre qui empesterait le vinaigre. On estime aujourd’hui que 5 millions d’Américains jouent avec ce jus mandchou.

Norman Baker, l’un des actionnaires de la Laurel Farm, conseille à ses clients de donner un nom à leur champignon et surtout de lui parler: «Le kombucha est au moins aussi sensible et intelligent qu’un dauphin. Il vous aide, il sait où aller et quoi faire dans votre corps.» Betsy, elle, a publié une notice qui recense les bienfaits de son produit: «Il aide l’organisme à combattre le cancer, le sida. Il est aussi efficace contre l’arthrite, le stress, la fatigue chronique, les candidae, la constipation, la diarrhée chronique, l’indigestion, les problèmes de prostate, l’incontinence, les hémorroïdes, les symptômes de la ménopause, les excès de poids, les maladies de peau, la perte des cheveux, leur grisonnement, les calculs rénaux et biliaires, le cholestérol, l’artériosclérose, l’acné, le psoriasis, le diabète, l’hypoglycémie, sans parler des usages vétérinaires, notamment sur les chevaux de course.»

Inquiète de l’ampleur du phénomène et de la publicité faite aux vertus supposées du breuvage, la Food and Drug Administration s’est récemment intéressée à ce tord-boyaux. Elle a publié un communiqué expliquant que le jus en question était le fruit de la fermentation de nombreuses levures et bactéries, le produit contenant par ailleurs de grosses quantités d’acides que l’on retrouve généralement dans le vinaigre et l’alcool éthylique. Si la fermentation se déroule en milieu stérile, ajoute la FDA, le produit n’est pas nocif pour la santé. Des médecins sont allés bien au-delà de ce demi-«imprimatur» administratif puisqu’ils se sont lancés dans des recherches sur les principes actifs de cette mixture, et ont préconisé des cures de ce thé «champignonisé» à leurs patients cancéreux ou atteints du sida.

Betsy Prior a publié une liste de tous ces praticiens qui utilisent son breuvage en complément des traitements classiques: «Je ne dis pas que le kombucha guérit des maladies incurables, ajoute-t-elle en s’abritant du soleil sur la terrasse. Je pense qu’il est un adjuvant efficace des thérapies normales. Quand des malades m’écrivent que le kombucha les a débarrassés du sida, je leur réponds que non, que c’est le Seigneur et lui seul qui les a guéris. Mais au fond de moi je pense que ce champignon est un vrai cadeau de Dieu. J’en ai eu la révélation lors d’une séance de méditation dans un ashram de West Hollywood.»

En attendant, et sans doute sous le coup d’une nouvelle inspiration divine, Betsy a déposé la marque Kombucha Tea et rêve d’une association avec la compagnie Coca-Cola pour distribuer son acide. Elle sort de ses dossiers toutes sortes de lettres que lui ont adressées ses malades: «Grâce à vous je remarche»; «Je me suis débarrassé de ma timidité et de mes angoisses, maintenant je souris à des étrangers dans la rue»; «Depuis que j’ai commencé le traitement mes cheveux repoussent». «Ça vous fait rire? s’indigne Betsy. Ecoutez, j’ai 49 ans, vous trouvez que je les fais? Avant j’avais des cheveux grisonnants comme vous. Regardez mes racines maintenant! Et ma peau, autrefois elle était terne, fripée, constellée de taches de son. Elles ont disparu, et voyez mon teint aujourd’hui! Je n’ai jamais fait de musculation. Je vous le jure. Tâtez mes biceps, allez-y, n’ayez pas peur, touchez-les!»

Effectivement, sous l’emmanchure de coton, l’on sent poindre une turgescence de la taille d’un noyau de pêche. «Et les yeux. Vous ne pouvez pas savoir comme le thé améliore la vue. Beaucoup de clients m’écrivent qu’ils ne portent plus leurs lunettes. Croyez-moi, il faut prendre cela très au sérieux. Nous faisons du business, c’est vrai, mais nous aidons aussi les gens. Par exemple, si un incurable nous demande un champignon et s’il nous envoie un certificat médical attestant de son état, nous lui offrons gratuitement le kombucha.»

Et quand nous évoquons tout ce galimatias à propos des «mamans», de leurs «bébés» et de leur besoin d’être «bercés», Betsy Prior sourit et explique que l’on parle bien aux plantes, qu’il faut considérer cela comme un simple geste d’amour, qu’il n’y a rien de méchant à chanter une chanson à un champignon avant d’aller dormir et qu’un tel comportement «est même très américain».

En quittant Laurel Farm, on s’arrête au Beverly Hills Juice Club, où se distille la mode de tout ce qui se boit. Et là on nous confirme que le Kombucha Tea est un best-seller de la maison et qu’il s’en vend une cinquantaine de bouteilles chaque jour. Le lendemain, un ami bien intentionné nous propose un «bébé» qui vient juste de naître. On pense à la route qu’il nous reste à faire, à la brave dame de l’Iowa qui est morte hier matin, à la gueule poisseuse de cette crêpe au vinaigre, et l’on décline poliment l’offre en pensant à l’accueil que l’on aurait si l’on ramenait pareille chose à la maison.

JEAN-PAUL DUBOIS

 

 


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