Jonathan Littell : « Gaza risque de nous faire oublier l’Ukraine »
Pour l’auteur des Bienveillantes, prix Goncourt., qui vient de publier son dernier ouvrage « Un endroit inconvénient », l’Europe, trop faible avec ses ennemis, doit donner à Kiev les moyens de gagner la guerre
Rappel historique: le livre de Jonathan Littell évoque le massacre de Babi Yar ( Babyn Yar en Ukrainien) à Kiev, qui est le plus grand massacre de la Shoah ukrainienne par balles mené par les Einsatzgruppen. Aux aux abords du ravin de Babi Yar à Kiev, 33 771 Juifs furent d’abord assassinés par les nazis.
Vous écrivez : « On m’avait dit : Babi Yar, c’est ici. Mais Babi Yar c’était un ravin, et ici tout est plat. Quel drôle de non-lieu, même les ravins ont disparu. » Qu’est-ce qu’on cherche dans un endroit où il ne reste rien ?
JL – Je suis allé là-bas avec la position d’un chercheur et une question : pourquoi y a-t-il eu tant de problèmes à cet endroit ? Au point qu’il y eût d’abord une volonté d’effacement de ce qui s’était passé, puis une volonté de récupération, le tout dans un contexte de tension du voisinage actuel qui doit vivre les pieds sur une fosse commune. Le lieu est chargé de cette tension latente, qui ressurgit inconsciemment.
– Un « endroit inconvénient » est un lieu de nulle part ?
J.L – Ce n’est pas nulle part, mais un lieu bien défini, caché par les Soviétiques pendant longtemps. Babi Yar se trouvait au bord de la ville [à cinq kilomètres du centre de Kiev], mais la ville s’est étendue et il se trouve désormais en plein cœur. C’est un lieu gênant pour beaucoup de gens. Par ailleurs, il existe des milliers de fosses communes en Ukraine et en Biélorussie.
À Auschwitz – Birkenau, en Pologne, tout est encore visible. A Treblinka, au contraire, le camp a été effacé et il ne subsistent que des centaines de pierres plantées comme des menhirs. À Babi Yar, là aussi, il ne reste que des monuments. Quand vous marchez dans Babi Yar, vous ne voyez que des parcs et des immeubles, ordinaires.
Pourquoi écrire ce livre après « Les bienveillantes » ? [Les mémoires d’un personnage fictif, officier SS qui a participé aux massacres]
J.L – On m’a sollicité. Au début, j’ai refusé. Et puis il y a eu la présence sur les lieux d’Antoine d’Agata, mon ami photographe. J’ai pensé à quelque chose de rapide. Pour finir avec une version de Babi Yar… deux jours avant le début de la guerre. Évidemment, j’étais hors sujet. J’ai jeté mon manuscrit à la poubelle. Le premier mois de la guerre, on a vécu dans l’urgence, la menace, les crimes, les réfugiés. Je suis revenu en mai, au troisième mois de la guerre, pour un reportage pour Le Monde qui a nourri le livre.
-Au moment où survient le massacre de Boutcha…
J.L – Boutcha est devenu un fait de guerre, pas seulement sorti du passé, de l’histoire actuelle. Babi Yar, Auchwitz, Birkenau, c’était le retour du fascisme meurtrier, l’ancien fascisme devenu le fascisme d’aujourd’hui. Une métaphore de choses plus larges.
– Boutcha. Le choc ?
J.L – Oui. Même si j’ai vu cela de nombreuses fois. Depuis 1996, j’ai travaillé deux ans en Tchétchénie. J’ai vu les exactions russes. Ce que j’ai vu là-bas… les massacres, les fosses communes, la torture, les camps de filtration… la même chose. Comme en Ukraine.
Qu’on fait mine de découvrir aujourd’hui ?
J.L – Depuis 25 ans, nous essayons d’expliquer que Poutine est un monstre. On ne nous a opposé qu’une fin de non-recevoir catégorique. Heureusement, l’Europe de l’Ouest s’est réveillée ! Les pays de l’ex-bloc soviétique n’ont jamais eu aucune illusion. Eux aussi ont essayé d’alerter, en vrai, notamment les pays baltes, qui se sont heurtés au mépris allemand de madame Merkel.
Mais enfin, on savait, non ? Depuis l’invasion de la Crimée, une violation flagrante de l’ordre international établi en 1945. La réaction européenne a été trop faible, trop ambiguë. Elle a conforté Poutine dans un sentiment de totale immunité. Une erreur stratégique fondamentale de l’Europe.
Déjà, en 2007, à la conférence de Munich, Poutine nous avait clairement dit que nous étions ses ennemis, qu’il vivait l’adhésion de nouveaux pays à l’OTAN comme un grignotage de son territoire, une menace. On ne l’a pas entendu. Et quand il envahit la Géorgie, Nicolas Sarkozy lui vend des navires de guerre, vente qui sera annulée par François Hollande.Vous imaginez des navires de guerre français débarquant aujourd’hui sur les côtes d’Ukraine ? Grotesque.
Si on avait réagi en 2014, nous n’en serions pas là. Moins de sang, moins de réfugiés, pas de flambée des matières premières. On aurait pu éviter tout cela.
Le choc. Et surtout la colère.
J.L – Oui, de voir que tout était là, dit, et pas reçu. Ensuite, Boutcha, pour l’armée russe, n’est qu’un standard de la guerre.
En pleine guerre en Ukraine éclate la crise en Arménie et une nouvelle guerre en Israël…
J.L – Nous sommes débordés par les crises. Ce qui fait le lit de Poutine qui s’empresse de jeter de l’huile sur le feu au nord Karabagh. Là-bas, tant que l’Azerbaïdjan n’envahit pas l’Arménie, le jeu diplomatique en restera là. Le Haut-Karabakh est considéré comme une affaire intérieure de l’Azerbaïdjan. En Israël, voilà vingt ans qu’on laisse pourrir la situation. Les actes atroces du Hamas montrent qu’on ne peut plus l’ignorer. Pour l’Ukraine, Israël et le risque de conflit au Moyen-Orient est une distraction colossale. Poutine compte sur le temps qui passe, la guerre qui s’incruste, le défaut de moyens.
Pour qu’on oublie l’Ukraine ?
J.L – Oui. Il y a toujours un risque même si cela reste la priorité des pays en première ligne, la Pologne et les pays baltes. On ne peut pas oublier l’Ukraine, mais cela peut affecter le niveau de l’aide. Ils auront de quoi se défendre, mais pas ceux d’avancer, comme ils le font, d’un kilomètre tous les dix jours. Après la percée de Kherson, s’ils avaient reçu l’aide militaire nécessaire, des blindés, et pas avec dix mois de retard, les Ukrainiens seraient déjà en Crimée.
Le vrai problème est moins l’oubli que « l’impensé » par l’Europe d’une défaite de Poutine dont on craint qu’elle ne soit l’effondrement de la Russie, sa désintégration, un scénario catastrophe à l’Irakienne. Alors, au lieu de planifier le futur, on reste tétanisé. On donne à l’Ukraine les moyens de se défendre, mais pas de gagner.
Que devient un livre dans tout cela ? Simple continuité des « Bienveillantes » ou volonté d’aller plus loin que le réel ? Qu’avez-vous vu à Babi Yar ?
J.L – Antoine le photographe m’a dit au début : « Il n’y a rien à voir, pas d’unité de style, pas de cohésion ». Comme mes propres textes. Quand Zelensky arrive le 3 avril à Boutcha, les cadavres sont partout. Il est sidéré et comprend la nature de la Russie. Nous, quand on arrive plus tard, il n’y a plus rien. Mon fonctionnement est simple : marcher, marcher, arpenter les lieux, là où il n’y a rien à voir, rien à photographier. Arpenter les rues des jours et des jours.
Marioupol pour moi est un immense brouillard, mais je connais chaque rue à Grozny. La mémoire des gens est dans les lieux physiques. La guerre est toujours une histoire de géographie.
La mémoire est l’esprit des lieux ?
J.L – Ce qui en reste quand les traces disparaissent.
« Un endroit inconvénient », Photographies d’Antoine d’Agata Collection Blanche, Gallimard, 350 pages, octobre 2023.
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