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Le Jurassic Park du communisme

publié le 22/11/2006 | par Marc Epstein

La Corée du Nord, repliée sur elle-même depuis 1953, est le dernier pays stalinien de la planète. Un théâtre dont L’Express a visité les coulisses interdites.


A chaque instant, il se passe quelque chose au Grand Magasin n° 1… Au cœur de Pyongyang, capitale de la Corée du Nord, le bâtiment ne désemplit pas. Il se passe quelque chose, certes. Mais quoi?
Pas le moindre badaud dehors, sur le grand boulevard: les clients émergent de la bouche du métro et s’engouffrent dans le magasin comme une armée d’automates. Ces piles de livres et de cahiers à spirale, pourquoi sont-elles exactement de la même hauteur? Ces briquets, artistiquement disposés sur une étagère, ne s’en vend-il donc jamais? Une jeune femme s’approche d’un comptoir: «Je voudrais un pull-over jaune.» Sur-le-champ, elle achète le tricot que lui tend la vendeuse, sans même l’essayer ni lui accorder un regard. Est-elle si sûre de la taille et de la couleur? La clef du mystère, la voici. Quelques instants plus tard, alors que nous sommes sur le point de partir… la «cliente» est de retour. D’un geste, elle rend le pull-over. Et s’éloigne. L’affaire est entendue. Pour mystifier quelques visiteurs étrangers, le Grand Magasin n° 1 s’est peuplé de comédiens. Par centaines, ils font mine d’acheter et de vendre – comme dans un pays sans pénurie ni restrictions. Comme dans un pays «normal».
La normalité, en Corée du Nord, est une notion floue. Dans le dernier régime stalinien de la planète, le mensonge et la mise en scène sont parties intégrantes de la vie quotidienne. Chaque jour, ou presque, le voyageur de passage est invité à assister à un événement qui, à proprement parler, n’a pas eu lieu. Cette expérience – extraordinaire – mérite à elle seule le déplacement.
Du pays, le vrai, on ignore pratiquement tout. Né de la guerre de Corée et de la partition de la péninsule le long du 38e parallèle, en 1953, il est souvent comparé à un «cauchemar éveillé». Et pour cause. Si incroyable que cela puisse paraître, en cette fin de xxe siècle, le pouvoir est parvenu à mettre le territoire à l’abri hermétique de toute influence extérieure. Dans le reste du monde, notre ignorance est telle, à son sujet, que l’on songe à ces contrées lointaines, sur les cartes du Moyen Age, dites «terrae incognitae»…
A la tête du régime – typiquement – un mystère. Kim Il-sung, dictateur et fondateur de la République coréenne, est bien mort le 9 juillet 1994. Kim Jong-il, un fils né d’un premier mariage, est présenté comme son dauphin naturel. Etonnante dans un pays communiste, cette transmission dynastique du pouvoir est conforme, en revanche, aux traditions de la péninsule coréenne, où les conglomérats industriels du Sud sont transmis de père en fils, et où les Eglises elles-mêmes sont dominées par des dynasties familiales. Près d’un an après le décès de son père, pourtant, le «Cher Dirigeant», selon l’expression de la propagande locale, n’assume toujours pas les fonctions de chef du Parti et de chef de l’Etat. Les conditions exactes de la succession demeurent donc obscures.
Grand amateur de cognac et de jeunes femmes, Kim junior, 53 ans, posséderait la plus grande collection privée de longs-métrages du monde – plus de 20 000 titres au total («Vendredi 13», sanguinolent film d’horreur américain, serait l’un de ses préférés). Certains le décrivent comme puéril et impulsif; d’autres prétendent qu’il a compris l’urgence de réformes économiques. Comment savoir? Aucun étranger n’a pu rencontrer Kim Jong-il. Et ses apparitions en public sont rarissimes; en février, il est resté invisible, lors des célébrations officielles de son anniversaire.
L’impression de flottement, au sommet de l’Etat, est aggravée par la disparition pure et simple du corps de Kim Il-sung. Dans la grande tradition des «démocraties populaires» héritée des dévots de Lénine, la dépouille embaumée serait prochainement exposée dans un mausolée «sacré» de la capitale.
Pauvres Nord-Coréens! Leur univers tient à la fois de la Roumanie de Ceausescu, de l’Albanie de Hodja et du prophétique «1984» de George Orwell. Tous portent en permanence un petit badge avec le portrait du «Grand Leader». Ils ne voyagent jamais à l’étranger, sauf en groupes étroitement surveillés. A l’intérieur du pays, le manque de moyens de transport et un strict système de laissez-passer rendent les déplacements pratiquement impossibles. Les voitures privées sont interdites, «afin de lutter contre la pollution». Même les bicyclettes sont rares. Jusqu’en 1990, en effet, l’usage de la petite reine était prohibé, car elle constituait un «signe d’arriération» – et, surtout, aurait facilité les déplacements de la population. Restent les transports en commun, les véhicules de l’armée et la marche.
Littéralement parqués dans leur pays, voire dans leur ville, les habitants ne voient rien du reste du monde. Ils ne peuvent pas l’entendre non plus. Avec une constance quasi hypnotique, les journaux et les deux chaînes de télévision relaient la propagande idolâtrique. Quant aux postes de radio, ils sont réglés sur une seule longueur d’onde, afin d’empêcher l’écoute des stations étrangères. Dans certains appartements, ces récepteurs sont intégrés au circuit électrique; les occupants ne peuvent les faire taire: on se réveille au début des émissions et on se couche quand la propagande s’arrête. Inutile de chercher la tranquillité à la campagne. Dans les champs, des haut-parleurs hurlent les slogans du moment, tandis que les paysans creusent leurs sillons: «Le socialisme est une science!», «Longue vie au Cher Dirigeant Kim Jong-il!», «Suivons l’étoile Polaire de notre nation!». Et celui-ci, surtout, d’une concision admirable: «Nous sommes heureux!» Pour ceux qu’on soupçonne de ne pas partager cet enthousiasme sur commande, le pays compterait une douzaine de camps de travail où seraient détenus quelque 200 000 prisonniers politiques. Soit 1 habitant sur 100.
Même les élèves en langues vivantes sont privés de littérature étrangère, qui pourrait pervertir leur engagement révolutionnaire: les grands auteurs, tels Shakespeare ou Balzac, sont dûment expurgés. Seules les œuvres destinées aux enfants passent les mailles de la censure. Pour des générations entières d’étudiants en anglais, «Le Capitaine Nemo» et «L’Ile mystérieuse», deux vieilleries des studios Disney, sont des classiques immortels du cinéma américain. Un élève de français, âgé de plus de 20 ans et visiblement ravi de discuter avec un Parisien, nous confie que son livre préféré est un conte enfantin, «Le Petit Ours». Michael Jackson? Les Beatles? Elvis Presley? «Jamais entendu parler.»
Puisque aucune information n’est vérifiable, les rumeurs les plus folles circulent. Même au-delà des frontières, le culte maniaque du secret inspire la frayeur. Ainsi, depuis près de deux ans, les Etats-Unis soupçonnent les Nord-Coréens d’être en possession d’un ou deux engins nucléaires. Et Pyongyang a clairement donné l’impression qu’il n’hésiterait pas à s’en servir. Chantage payant: à l’issue de négociations tortueuses entre les deux pays, un récent accord a prévu des livraisons de carburant et la construction de deux centrales nucléaires sur place. Mais, comme le reconnaît Donald Gregg, ancien membre de la CIA et spécialiste de la région: «Personne ne sait ce qui se passe là-bas. Et ceux qui prétendent le contraire sont des menteurs.»
Six ans après la chute du communisme en Union soviétique, en toute logique, cette variante asiatique du stalinisme aurait dû s’effondrer, libérant quelque 22 millions d’habitants et précipitant la réunification avec les capitalistes du Sud, infiniment mieux lotis. Il n’en est rien. Le régime paraît aussi solide que par le passé.
Les larges avenues de Pyongyang – dont la monotonie architecturale fait regretter Sarcelles – sont aussi impeccablement balayées qu’autrefois. Chaque matin, dès 7 h 30, des fanfares de jeunes jouent des airs patriotiques, afin que les travailleurs se rendent à leur lieu de travail d’un pas vaillant, en l’absence de voitures. Quant aux enfants, c’est au pas de l’oie qu’ils vont à l’école, un foulard rouge autour du cou.
Les frontières demeurent pratiquement fermées. De temps à autre, quand le besoin de dollars se fait trop pressant, la porte est entrouverte aux touristes. Leurs déplacements s’effectuent souvent en train de nuit, afin qu’ils ne puissent rien voir de la campagne (les autorités ont été jusqu’à faire construire un mur le long de la ligne Pékin-Pyongyang). Diplomates et hommes d’affaires étrangers sont rares. Quant aux journalistes, leurs demandes de visa sont généralement rejetées. Quelques équipes de télévision étrangères ont été admises, exceptionnellement, pour l’équivalent de 8 000 francs par jour. Et il est interdit, quoi qu’il arrive, de se déplacer seul.
Lors d’un récent séjour – en qualité de touriste – l’un de ces rares visiteurs vécut une étrange mésaventure. Installé dans la chambre d’hôtel, il utilisa les sanitaires dans la salle de bains et constata – hélas, trop tard! – que la lunette des WC était fraîchement repeinte, en l’honneur de ces touristes si impatiemment attendus. Il s’en fut achever son voyage, tatoué à l’arrière des cuisses d’une large bande blanchâtre.
Sans doute dans l’espoir de prouver l’ouverture d’esprit du régime, on incite les étrangers à «aller n’importe où» et à «parler aux gens». En pratique, pourtant, il est impossible de profiter de cette liberté affichée: guides «musclés» et policiers en civil encadrent les visiteurs, à qui l’on interdit – exquis raffinement – de photographier les enfants qui ne sourient pas. On se rend en Corée du Nord comme au théâtre: il est déconseillé de visiter les coulisses…
Echapper à la surveillance des accompagnateurs nécessite des ruses de Sioux, car une simple balade en solitaire déclenche l’alerte des services de sécurité: «Comment êtes-vous sorti de l’hôtel? nous demanda un policier en civil. Par la fenêtre de la chambre?» Et quand, enfin, l’audacieux réussit à se promener seul le long d’un boulevard, il suffit de s’approcher de la vitrine d’un magasin pour qu’une vendeuse paniquée cadenasse la porte d’entrée!
Dans les quartiers les plus pauvres, l’étranger risque l’arrestation pure et simple. On comprend pourquoi. Dans le port de Wonsan, derrière les imposants immeubles qui longent les avenues du centre-ville, se cache un entrelacs de ruelles pavées. Une partie de la population vit là, dans des fermettes misérables d’où l’on voit parfois émerger un cochon. Les chiens de Mandchourie, nombreux, constituent sans doute ici la principale source de protéines. Les magasins d’alimentation sont déserts.
Au marché noir, toléré depuis peu, les paysans appliqueraient des tarifs 40 fois supérieurs à ceux du commerce. Des rumeurs – invérifiables – font état d’émeutes de la faim dans certaines zones rurales du Nord. Il y a quelques semaines, comme pour confirmer ces informations, la Corée du Nord a réclamé au Japon une aide alimentaire d’urgence. Pour la première fois de son histoire, le régime, dont le credo idéologique repose sur l’ «autosuffisance», reconnaissait ses difficultés. Il est vrai que l’an dernier la récolte de riz a été désastreuse dans toute la région.
La crise n’est pas née hier. Depuis plusieurs années déjà, les anciens camarades soviétiques exigent des devises fortes. Même la Chine ne fournit plus, depuis 1992, pétrole et produits alimentaires «à prix d’ami». Malgré l’abondance des ressources naturelles, les grues restent immobiles et les cheminées d’usine ne crachent plus de fumée. Les transports en commun sont rares, par manque d’énergie. Compte tenu du désastre économique, les habitants sont encouragés à sauter un repas par jour.
Pour éviter la faillite, les maîtres de Pyongyang cherchent à reproduire chez eux le miracle chinois: une ligne idéologique inflexible, doublée d’une ouverture aux investissements de l’extérieur. Une zone industrielle a été créée au nord à cet effet, près de la rivière Tumen. Sans succès. Car les patrons d’entreprises étrangères qui ont fait le voyage demeurent sceptiques. «La main-d’œuvre est qualifiée et bon marché, résume l’un d’eux. Mais les routes sont en mauvais état, l’énergie électrique, rare, et ce pays a derrière lui une longue histoire de dettes impayées.» Quant aux règles du business, elles sont mal connues et rarement respectées. Selon une source américaine proche des milieux du renseignement, certaines usines fabriquent des imitations de cigarettes Marlboro… et de faux billets de 100 dollars. Tous les signes convergent: si elle n’est pas renversée par un coup d’Etat militaire, la dynastie des Kim tombera à la manière des anciens maîtres du Kremlin. Dans la banqueroute.
Certains observateurs croient déceler, depuis quelques années, une évolution insensible du régime vers une plus grande ouverture. Ils rappellent qu’à la fin des années 60, par exemple, un dictionnaire nord-coréen donnait la définition suivante du mot «chrétienté»: «Politique impérialiste visant à s’emparer de l’esprit des gens.» Aujourd’hui, à Pyongyang, les cultes sont tolérés. A y regarder de plus près, pourtant, il s’agit, une fois de plus, d’un leurre.
Au temple protestant du quartier de Bongsu, l’autre dimanche, quelques centaines de fidèles, étrangers pour la plupart, sont venus assister au service divin, sous l’œil vigilant de Li Song-suk, fonctionnaire chargée de veiller sur les lieux et qui se présente comme «missionnaire». «Les jeunes ne croient pas en Dieu, dit-elle. Ils croient en Kim Il-sung, qui nous a donné le meilleur mode de vie au monde. Mon mari et mes deux enfants ne sont pas religieux. Et j’en suis ravie, car ils croient à la philosophie du Grand Leader. Personnellement, je crois à la fois en Kim Il-sung et en Dieu. Mais c’est une marque de faiblesse de ma part. Car le seul vrai Dieu de notre pays, c’est Kim
Il-sung.» Pense-t-elle qu’il y a une vie après la mort? «Non.» Le paradis, à son avis, existe-t-il? «Oui.» N’y a-t-il pas là une contradiction? «Pas le moins du monde, réplique-t-elle, avec un sourire qui ne souffre aucune contestation. Je crois au paradis avant la mort. Et il se trouve ici.» Le Paradis, c’est le nom d’un quartier de Pyongyang.

par Marc Epstein

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