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Un paradis de cauchemar

publié le 22/11/2006 | par Marc Epstein

Tandis que Kim Jong-il joue de la menace nucléaire et défie le reste de la planète, son régime maintient le pays dans un isolement total. A Pyongyang, fêtes et défilés de propagande se succèdent chaque soir. Mais les habitants, par millions, s’endorment la faim au ventre


La dernière fois qu’un journaliste de L’Express s’est rendu en Corée du Nord, l’un des pays les plus fermés de la planète, c’était en 1995. A l’époque, peu après la parution de l’article, un professeur d’un lycée de la région parisienne a soumis le texte du reportage à ses élèves et proposé d’en débattre. Funeste idée: loin de s’apitoyer sur le sort des malheureux Nord-Coréens, prisonniers d’un pouvoir tyrannique et victimes d’une atroce famine, les lycéens, après lecture, se sont interrogés sur la véracité du récit. Tout cela semblait incroyable, au sens propre du mot, et l’envoyé spécial a été soupçonné d’avoir inventé de toutes pièces les scènes dont il se faisait l’écho.

Qui croire? Que croire? Comment y croire? … C’est tout le problème, en Corée du Nord. Car aucun autre régime au monde ne déploie autant d’efforts pour masquer l’état réel du pays et mettre en scène, a contrario, son supposé rayonnement glorieux. Plus la population croupit dans la misère, plus les dirigeants célèbrent leurs prétendus succès.

Kim Jong-il, le dictateur local, adore manifestement les fêtes et les défilés, à l’image de Kim Il-sung, son défunt père, dont il a hérité le pouvoir. Ainsi, depuis plusieurs mois, les avenues trop larges et les places pharaoniques de Pyongyang, la capitale, sont remplies chaque après-midi d’adolescents tirés à quatre épingles, coiffés de casquettes de base-ball et vêtus de chemises blanches, qui répètent par milliers la célébration, prévue le 10 octobre, du «60e anniversaire de l’indépendance». Les garçons marchent en cadence, brandissent des copies en carton de flambeaux et hurlent leur dévouement au djoutché, l’idéologie nationale. En attendant le grand jour, l’immense stade de la ville accueille depuis un mois et demi des dizaines de milliers de personnes pour un autre spectacle grandiose, Arirang. Le public y applaudit des feux d’artifice, des parachutistes descendus du ciel, des danses synchronisées. Assis dans les tribunes, quelque 50 000 écoliers agitent des milliers de panneaux colorés, qui, réunis, constituent d’immenses tableaux. Dans un déluge de décibels, balayées par les rayons laser, les images d’écrans d’ordinateur succèdent à celles de moissonneuses-batteuses et de chèvres qui dansent dans les prés un peu à la manière de Julie Andrews dans La Mélodie du bonheur. Bref, pour un visiteur étranger quelque peu crédule, la Corée du Nord, c’est le paradis. N’est-ce pas, au demeurant, le nom d’une banlieue de Pyongyang?

Des miradors contre les vols
L’ennui, c’est que l’électricité est un tel luxe qu’on doit la couper, dans de nombreux quartiers de la capitale, les soirs où le spectacle fait relâche. Les fameux écrans d’ordinateur et l’accès à Internet sont le privilège d’une élite microscopique. Quant aux moissonneuses-batteuses, de nombreux paysans nord-coréens ignorent sans doute leur existence. Il suffit de les observer, les malheureux, du train bringuebalant qui relie Pyongyang et Pékin. Même dans ces campagnes réputées plus riches que la moyenne, les charrues font défaut: c’est à coups de bêche que les hommes retournent la terre. Un peu plus loin, dans les rizières, des femmes courbent le dos et récoltent le riz à la serpe. Au sommet des collines et au bord des sentiers, des soldats perchés sur des miradors sont chargés d’empêcher les vols. Par endroits, des enfants malingres ramassent des grenouilles dans les ruisseaux et les chanceux qui ont trouvé un filet en Nylon s’efforcent de pêcher un poisson. Les voitures sont inabordables pour les citoyens ordinaires et même les vélos étaient décriés, il y a vingt-cinq ans, comme un «mode de transport bourgeois». Alors beaucoup d’habitants se déplacent à pied le long des routes. Ils parcourent des kilomètres, marchent encore, marchent toujours. «La moisson va intervenir trop tard, soupire un agronome européen qui contemple le paysage à travers la fenêtre du train. Ils manquent de camions, sans doute, pour transporter le produit des récoltes. Et puis, ces différentes teintes de vert et de jaune, dans les rizières, sont de mauvais augure. Les paysans n’utilisent pas assez d’engrais ou de pesticides. Les champs de maïs ont fière allure, vus d’ici, mais cela ne veut rien dire: les chenilles ont peut-être mangé les épis!» Même les experts du Programme alimentaire mondial n’en sauront pas davantage: l’agence des Nations unies contribue à alimenter plus de 6 millions de Nord-Coréens depuis une décennie, mais ses représentants n’ont pas été autorisés, cette année, à vérifier sur place l’état des cultures.

Scruter les couleurs des rizières, interpréter une séquence inhabituelle à la télévision, deviner ce que cache tel ou tel article de propagande dans la presse officielle: voilà quelques-unes des rares distractions autorisées aux expatriés qui vivent dans le pays. Comment feraient-ils autrement? Si la République populaire démocratique de Corée figure bien parmi les 191 Etats membres de l’Organisation des Nations unies, elle est le seul qui ait cessé de publier des statistiques nationales depuis le milieu des années 1960. Chacun ignore, par exemple, le nombre exact de Nord-Coréens morts lors de la famine dans les années 1990. Certains évoquent de 1 à 3 millions d’âmes, sur une population de 23 millions. Rapportée au nombre d’habitants, la catastrophe serait alors comparable à celle que traversa le Cambodge sous Pol Pot, ou l’Ethiopie dans les années 1980. C’est pourtant pendant la famine de 1997 que la Corée du Nord a déclaré qu’elle avait atteint le stade ultime du socialisme et qu’elle relevait désormais de «l’utopie».

Des logos de marques imaginaires
Face à la cruauté d’un tel cynisme, plus aucune fabrication mensongère n’étonne. Qu’importe que, dans les chambres d’un hôtel de luxe fréquenté par les étrangers, les sigles des fabricants japonais du poste de télévision et du réfrigérateur aient été arrachés et remplacés par les logos de marques nord-coréennes parfaitement imaginaires? Comment s’offusquer quand un guide officiel prétend que des hélicoptères s’envolent vers les villages les plus reculés afin de venir en aide aux femmes enceintes, alors que les volontaires de Première Urgence, une association française présente sur le terrain, constatent que les perfusions, dans certains hôpitaux, sont stockées dans des bouteilles de bière? Pourquoi sourire de la gaffe de cette accompagnatrice, qui affirme pouvoir lire tous les journaux et les livres étrangers qu’elle désire, mais n’a jamais entendu parler de Harry Potter ni de Bill Gates, patron de Microsoft?

A Pyongyang, les Nord-Coréens chargés de chaperonner les touristes étrangers se font un plaisir de montrer les monuments, statues, tours et édifices à la gloire du djoutché. Ils indiquent du doigt des tours d’habitation de 20 étages, construites parfois en forme pyramidale, qui semblent exprimer le sommet de la modernité dans sa variante soviétique des années 1970. Mais tout cela n’est qu’une vitrine dérisoire. Dans les immeubles de grande hauteur, l’absence d’électricité interdit l’accès aux ascenseurs et, alors que la température atteint souvent – 10 degrés en hiver, l’eau chaude, quand il y en a, n’arrive jamais dans les radiateurs situés aux étages supérieurs.

Système concentrationnaire
Même les récents «signes de réforme économique» ressemblent fort à des leurres. Les nouveaux marchés alimentaires privés sont rares et le régime semble y voir une source d’embarras. Aucune des «zones économiques spéciales» lancées dans le pays n’a atteint ses objectifs. Quant aux récentes «voitures nord-coréennes», copiées parfois sur des modèles Fiat, elles sont introuvables, depuis que la secte Moon, qui finança leur production, a découvert avec effroi que les 7 000 premiers modèles avaient été purement et simplement confisqués par l’Etat.

Si la Corée du Nord est un vaste théâtre où les uns et les autres font mine de croire à l’invraisemblable, quelles certitudes demeurent, malgré tout, sur le pays et sur ses dirigeants? D’abord, il est établi que Kim Il-sung, installé au pouvoir par les Soviétiques en 1948, a déclenché la guerre de Corée (1950-1953), qui se solda par 1 million de morts. Dans les années qui ont suivi, le «Grand Dirigeant», s’appuyant tour à tour sur Moscou et sur Pékin, a fait tuer, torturer ou emprisonner des centaines de milliers de personnes, au point que le système concentrationnaire du pays compte parmi les plus développés au monde.

A sa mort, en 1994, c’est Kim Jong-il, son fils, qui accède au pouvoir. Le pays connaît alors la famine, apparue sans doute dès la fin des années 1980, quand la désagrégation du bloc soviétique entraîne l’économie nord-coréenne dans sa chute. Pendant quelque temps, les persécutions se font moins systématiques. Puis la rumeur affirme que Kim Jong-il, maître des forces armées, veut «entendre à nouveau le bruit des tirs». C’est l’époque où des civils affamés sont exécutés en public pour avoir volé deux œufs. Selon Hwang Jang-yop, ex-conseiller idéologique de Kim Il-sung, aujourd’hui en exil, environ 1 million de personnes sont mortes de faim dans la seule année 1996. Aidé par la Chine et par la Corée du Sud, en particulier, qui craignent un effondrement brutal du système et un afflux de réfugiés, Kim Jong-il parvient à conserver le pouvoir, malgré une série de tentatives d’attentat et quelques mouvements de révolte écrasés dans le sang.

En revanche, le «Soleil du XXIe siècle», selon la propagande officielle, n’a toujours pas formulé la moindre stratégie cohérente, onze ans après la mort de son père (resté «Président pour l’éternité»). Aucune des institutions de l’Etat ne fonctionne normalement car Kim Jong-il décide de tout, au point de s’attarder sur des détails franchement curieux. Un jour d’hiver, il trouve les rues de Pyongyang couvertes de neige tellement belles qu’il interdit aux balayeurs d’intervenir. Quelques mois plus tard, il recommande à tous ses interlocuteurs de manger des hamburgers. Puis le voici qui défend aux femmes de porter des pantalons rouges ou de s’asseoir sur le porte-bagages arrière des vélos. Que valent, dans ces conditions, les réformes économiques annoncées en 2002? Parfois, Kim autorise l’ouverture de marchés privés. A d’autres moments, il fait jeter des commerçants en prison. Un jour, il parle d’ouvrir une Bourse des valeurs. Le lendemain, il vante les mérites de l’économie centralisée…

Une réunification redoutée
Comment venir à bout d’un tel régime, qui use désormais de la menace nucléaire pour assurer sa survie politique? Une intervention militaire semble exclue: Pyongyang dispose de 1 million d’hommes en armes et de stocks importants d’armes classiques, mais aussi chimiques et bactériologiques. Il suffirait que la Chine interrompe ses livraisons de pétrole et de gaz pour étrangler le pouvoir, mais Pékin redoute les conséquences politiques et économiques d’un effondrement brutal. Quant à la Corée du Sud, prospère et capitaliste, ses jeunes ont découvert les joies de la société de consommation et ne semblent guère pressés de réunifier la péninsule: beaucoup constatent avec effroi que l’Allemagne, plus de quinze ans après la chute du mur de Berlin, souffre toujours de sa division antérieure. Même le Japon redoute, à long terme, la possible concurrence économique et géostratégique d’une Corée unie. Il est dans l’intérêt de beaucoup, en somme, que le régime de Pyongyang perdure. Pour le moment, à tout le moins.

C’est la vie, comme on dit. Ou une mort lente, plutôt, du point de vue des Nord-Coréens. On comprend le scepticisme de ces élèves, voilà dix ans, en lisant ce reportage dans L’Express. Certaines cruautés sont inimaginables.

par Marc Epstein

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