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Les fantômes de Kandahar

publié le 26/09/2006 par Jean-Paul Mari

Alors que le mollah Omar et Oussama Ben Laden restent introuvables, la ville qui abritait la résidence du chef des talibans tente de sortir du Moyen Age: les commerçants étalent désormais dans leurs vitrines tout ce qui leur aurait valu le fouet du temps des «étudiants en religion», la musique envahit les rues, les enfants jouent au cerf-volant, mais les femmes continuent de porter la burqa et personne n’imagine qu’on puisse les libérer de leur prison de toile…


Cette nuit-là, Kandahar dormait, le ciel était d’un noir d’encre et personne n’a vu pénétrer le commando dans le parc de l’hôpital Mirwais. A l’intérieur, les hommes se sont déployés par petits bonds, à couvert des grands pins, avant d’encercler le département de gynécologie. Au premier étage, il y a une grande salle avec des barreaux aux fenêtres, celle où l’on installe les malades très agités. Neuf hommes l’occupent depuis bientôt un mois. Neuf Arabes, Saoudiens ou Yéménites, tous membres d’Al-Qaida, blessés avant la chute de Kandahar, amputés ou touchés au ventre et toujours retranchés sur leur lit, une main sur leur perfusion, l’autre sur un revolver de gros calibre ou une grenade, prêts à tout faire sauter. En dehors des infirmières ou du docteur Fazal, personne ne peut entrer dans le bâtiment. En plein cœur de l’ancienne capitale des talibans, bien après la prise de la ville, le commando d’Al-Qaida résiste toujours.
Voilà pourquoi les combattants du nouveau gouverneur Gul Agha et les marines américains ont dû ramper jusque sous leurs fenêtres. Il est 21 heures et l’hôpital s’endort. Un faux médecin réussit à faire s’avancer près de la porte un des hommes d’Al-Qaida, un Yéménite. On le saisit, il hurle et les autres, alertés, ouvrent le feu. Dehors, les assaillants répliquent et mitraillent les fenêtres du service de gynécologie. Une femme fait une crise cardiaque et deux enfants atteints de pneumonie passent la nuit dehors. Au matin, ils sont morts de froid, et l’hôpital a des airs de champ de bataille. Assis sur ses talons sous un arbre grêlé de balles, le docteur Fazal dit qu’on l’a envoyé en émissaire auprès des Arabes retranchés. Le message, «Rendez-vous!», était aussi simple que la réponse : «Si vous approchez, on fait tout exploser.» Echec. Depuis, on a décidé de jouer l’usure: un commando assure le siège et le moindre bruit de verre brisé jette tout le monde à couvert.
A Kandahar, une poignée d’éclopés fanatiques arabes d’Al-Qaida tient toujours tête au monde entier. Et les talibans? Ils sont là, à la sortie de la ville, au premier check-point planté devant le palais de leur ancien chef, le mollah Omar. Ils ont conservé leur turban noir, leur kalachnikov, leur lance-roquette et l’œil ourlé de khôl, sombre et suspicieux quand ils dévisagent un étranger. A peine ont-ils changé de drapeau pour devenir des «ralliés». On pénètre dans la résidence, large d’un bon kilomètre, plantée d’arbres verdoyants au milieu du désert, équipée d’une double rangée de fortifications, d’une station-service à cinq pompes, d’un radar détruit et de mitrailleuses antiaériennes. Plantée comme une canine face au ciel, la dent du piton Baba Sab domine la plaine et les collines environnantes qui, autrefois interdites, étaient occupées par les tentes d’Al-Qaida abritant la garde rapprochée du mollah.
Dans l’enceinte de la résidence, où tout est noirci et criblé par les impacts des raids américains, deux maisons d’hôtes recevaient les diplomates étrangers qui venaient faire leur cour au mollah. Dans la première, une grande fontaine de céramique est à sec et les murs du second bâtiment sont fissurés par le séisme des bombes d’une demi-tonne. Là était la mosquée où venait prier le mollah et son hôte, Oussama Ben Laden. De grands tapis épais, du carrelage sur les murs, une dominante pistache, des lampadaires de supermarché et une débauche de minarets crénelés, de couleur or, agrémentés de roses et de fleurs jaunes ou bleues. Dehors, une barrière en fer forgé enserre un parterre de géraniums rouges. Ne manquent que les nains de jardin.
On escalade les débris qui mènent à la maison du mollah, quatre appartements pour ses quatre femmes et sa vingtaine d’enfants. C’est là qu’il recevait ses interlocuteurs un par un, allongé sur son lit de corde, et gérait le pays en plongeant la main dans une cassette placée sous sa couche. Le missile a fait un gros trou circulaire dans le mur principal et, du plafond de la véranda, pend la toile d’araignée des tiges d’acier du béton armé. Dans la maison des gardes, une chaussure d’enfant traîne entre les parpaings, et un berceau en fer forgé vert se balance encore sous le vent. Derrière était l’étable où le mollah soignait amoureusement ses vaches.
Soudain, une énorme déflagration fait trembler la montagne. On sort. Haut dans le ciel bleu, passe le peigne argenté à quatre dents caractéristique d’un B-52. A une quinzaine de kilomètres plein est, du côté de Kutali Murcha, une colonne de fumée noire monte derrière une chaîne connue pour abriter des grottes d’Al-Qaida. Un avion de reconnaissance passe à l’aplomb de l’objectif, le B-52 effectue une large boucle d’une vingtaine de kilomètres, fait demi-tour après Kandahar et revient. Deuxième tremblement de terre, deuxième colonne de fumée, au même endroit.
Ici même, sur la grande esplanade de la mosquée de Kandahar, le mollah s’était autoproclamé Commandeur des Croyants en exhibant un bout de tissu, prétendu manteau du prophète. A la tête d’une secte millénariste, il était devenu le Mahdi, – «celui qu’on attendait» –, propulsé au panthéon des mollahs, juste au-dessous d’Allah le Clément, le Miséricordieux, et prétendait transformer l’Afghanistan en un califat de l’âge d’or islamique, une terre des Purs.
Une troisième explosion secoue la montagne, le B-52 cherche toujours sa proie. On referme la porte de l’étable détruite. Cet homme était un paysan, un guerrier borgne reconverti en mystique, dont le palais baroque, à mi-chemin entre Euro Disney et le musée du kitsch, révèle qu’il n’était qu’un mollah parvenu. Dehors, après une heure de bombardement aérien, au sixième passage du B-52, le sol tremble longuement et une colonne noire monte à plus de 200 mètres de hauteur: un coup au but vient de faire sauter les grottes bourrées de munitions d’Al-Qaida.
On retrouve la poussière âcre de la route qui mène vers la ville. Rien apparemment n’a changé. Kandahar est toujours une ville du Moyen Age de l’humanité. Pas un visage de femme. La burqa était là bien avant les talibans, elle était là pendant leur règne, elle est encore là après leur départ. Sauf pour les filles avant la puberté et les vieilles femmes censées ne plus inspirer de désir. Du coup, les ombres féminines se réduisent à des statues de tissu, plissé comme un modèle d’Issey Miyaké, sauf que sous les cagoules marchent des femmes, tête baissée vers le sol, la main agrippée sur le grillage qui les aveugle et les fait buter au premier obstacle. Et personne ici n’imagine – talibans ou pas – qu’on puisse les libérer de la prison de toile qui les condamne à l’ano-nymat, à l’invisibilité, à l’inexistence.
Pourtant les images interdites sont revenues dans les vitrines des magasins de photos qui s’ouvrent aux quatre coins de la ville et devant lesquels la foule s’agglutine, face à des images banales cachées pendant six ans. Et le public de s’enthousiasmer: «Oh! Une photo qui montre un visage, un être humain!» Au restaurant d’en face, les plus riches mangent en faisant de grands bruits, accroupis sur leurs talons au sommet d’un banc, la barbe au ras de la table, les doigts dans la sauce de mouton, de poulet et de riz gras. Soudain, apparaît une petite fille de 5 ans à peine, les pieds nus et les mains gercées; elle ouvre un grand sac de plastique noir où l’on jette pêle-mêle un bout de galette, un fond d’assiette de riz, un oignon, un piment. Et elle repart nourrir sa famille.
Dans la rue, la foule engloutit l’enfant mais s’efface au passage d’un pick-up sombre, vitres fumées, chargé de caisses de marchandises et d’hommes en civil, musclés, cheveux courts, lunettes fumées sur le nez, demi-sourire aux lèvres et doigt sur la détente de leurs armes automatiques: les forces spéciales américaines font leur marché. Et ils regardent cette humanité de gosses morveux, de commerçants pachtounes enturbannés, à la barbe énorme et frisée, enroulés dans leurs couvertures de laine, qui crachent dans la poussière et parlent une langue rude, inconnue, modulée. Et l’on se dit que, pour des Texans, ce spectacle d’un autre âge doit correspondre exactement à leur vision des sauvages de l’islam, sortis directement d’un film d’Indiana Jones, plus vrais que leurs caricatures hollywoodiennes.
La fête est là, évidente pour un Kandahari, quand hurle un auto-radio naguère tabou, quand un milicien fredonne un air en tapant sur sa kalachnikov, quand les barbes sont un peu plus courtes et que les cerfs-volants sataniques survolent les toits du palais du mollah. C’est toujours le Moyen Age, mais ce n’est plus le temps de l’Inquisition, la prison sur terre en attendant le ciel, la mortification à perpétuité. Le rideau s’est entrouvert sur un autre monde possible, et les Kandaharis – à qui il était strictement interdit de rire en public – clignent des yeux devant tant de légèreté retrouvée. La police religieuse n’est plus dans les rues, et Laleï Sultan Mohammed ne cesse de battre des mains et de chanter. C’est d’ailleurs pour cette manie irrépressible qu’il est allé sept fois en prison sous les talibans.
Laleï est pourtant un musulman exemplaire qui embrasse le Coran, fait ses cinq prières par jour et avait trouvé, dans l’industrie locale de la guerre, un emploi d’ouvrier-combattant au parti fondamentaliste du Hezb-i-Islami. Reste qu’il a toujours l’air de tenir sa kalachnikov comme une guitare et que les talibans l’ont arrêté à 3 heures du matin, chez lui, au cours d’un mariage sans instruments où il battait des mains en cadence. On l’a conduit ici, à la Maison de la Répression du Vice et la Promotion de la Vertu tenue par le mollah Mohamed Jan Akhond qui l’a battu à coups de câble électrique sur les mains: «Pourquoi est-ce que tu chantais? Au lieu de prier? Mauvais musulman!» Dans l’égout de la cour, les talibans jetaient les pellicules photo et les cassettes audio confisquées. Il y avait 36 prisonniers enfermés dans un conteneur, sans eau, en plein soleil. Et le mollah adorait faire installer un radiateur pour faire monter la température.
Aujourd’hui, on marche sur une montagne de ruines. Le missile américain, extraordinairement puissant, a touché exactement le centre du bâtiment, situé sur une rue en plein cœur de la ville. Un chef-d’œuvre de précision, réalisé avec l’aide d’espions locaux qui transmettaient les coordonnées des objectifs par téléphone satellite. Dans tout Kandahar, on retrouve ainsi des installations talibanes écrasées par les bombes qui côtoient des habitations civiles intactes. Le raid sur la prison de Laleï a pourtant tué 85 civils, des passants qui se sont précipités pour voir les dégâts et ont été fauchés par la deuxième bombe.
Laleï a eu de la chance, il a échappé au conteneur et aux bombardements avec son transfert à Jennaïm Mabbas, la grande prison de la ville. Pour y accéder, il faut passer un double mur d’enceinte gardé par des tanks et un portail blindé qui donne sur trois bâtiments, un pour les hommes, un autre pour les femmes et un troisième réservé aux enfants qu’on incarcérait dès l’âge de 8 ans. 880 personnes vivaient dans cette antique prison, à raison de 35 détenus par cellule, dans des caves voûtées, repoussantes de crasse, mal protégées du froid par un rideau de plastique et des murs épais que les détenus ont couvert de graffitis pour dire leur nom, leur clan d’origine, écrire un fragment de poésie ou dessiner des kalachnikovs. Une prison du tiers-monde en guerre, où l’on dormait sur des litières, à même le sol et à tour de rôle par manque de place. Ici, on jetait en prison un homme, une femme ou un enfant des mois entiers pour un vol, un accident de voiture, une barbe ou une burqa trop courte, une prière mal faite, une chanson, un éclat de rire. Au stade, le vendredi, on amputait un pied, une main ou l’on pendait. Ailleurs, on lapidait à mort un couple adultère en l’écrasant à coups de bulldozer sous un mur de pierres. Partout, on torturait.
Dans le «bâtiment des enfants», il reste encore trois hommes qui ont chacun connu les chambres de torture, trois étrangers, un Noir, un blond aux yeux clairs et un Arabe saoudien, échoués là et dont les nouveaux geôliers ne savent toujours pas s’il faut les libérer. Le premier est très grand, élégant et porte un turban noir sur son crâne rasé de près. Il parle un anglais very British, est né à Londres et s’occupe, dans le civil, de la création de Websites pour les entreprises. Enfant, il allait à l’église le dimanche avec ses parents, puis s’est intéressé à l’histoire du peuple noir, est allé en Gambie et au Sénégal sur la route de l’esclavage, a découvert Malcolm X et lu le Coran en anglais. Aujourd’hui, à 33 ans, il ne reconnaît que son nom musulman, Jamal Deen, parle l’arabe couramment et a appris le Coran par cœur.
Parti en voyage vers la Turquie, l’Iran et le Pakistan, Jamal Deen s’est arrêté quarante jours dans une madrasa et a découvert l’islam simple des villages paysans. Séduit, il est revenu à Karachi, a gagné Lahore et a décidé de passer en Iran par la frontière qui borde le sud de l’Afghanistan. Le baba cool islamiste ne savait pas que le chauffeur du camion, payé 60 dollars pour le voyage, ferait une incursion au pays des talibans. Nous sommes au mois de septembre, le World Trade Center a été détruit et les services anglo-américains font tout pour infiltrer des hommes à eux. Le camion est arrêté, saisi et Jamal Deen, musulman et noir, doit montrer son passeport britannique. «Quel est ton rang? Où sont les autres hommes du commando? Quel est le plan de l’opération prévue?» Trois jours sous les coups de câble électrique. Jamal Deen ne parle pas puisqu’il ne sait rien. On le jette en prison où il attend en priant, toujours aussi calme, détaché, un brin aérien.
Dans la même cellule, Arat Nasemovitch Bakhitov, 24 ans, est plus bouillant. Le Tatar de Kazan, cheveux blonds et yeux verts, parle le russe mais aussi le pachtoune, le farsi, l’arabe et même, grâce à Jamal, un peu d’anglais, toutes langues apprises dans les prisons où il est enfermé depuis deux ans. Au départ, il n’était qu’un petit espion tranquille du KGB qu’il a quitté après quelques différends obscurs avec les services. Quand il décide de devenir commerçant en Turquie, il passe au Tadjikistan avec un faux passeport, arrive en Afghanistan où les talibans l’accueillent en égorgeant un mouton.
Tout se gâte à Kunduz quand il croise des extrémistes religieux ouzbeks qui le dénoncent comme espion. Ayrat est arrêté et sauvagement torturé pendant sept mois par des membres d’Al-Qaida. Ayrat ne voit plus la lumière du jour pendant des mois et survit en léchant la glace de sa cellule. Finalement, on l’envoie à Kandahar où les talibans le torturent encore avant de le jeter dans le quartier des politiques. Un matin, il voit passer un brancard portant «un corps raidi, les yeux exorbités, défiguré… un Américain d’origine pakistanaise, un espion capturé. Mort sous la torture ou exécuté». Depuis, le Tatar attend sans se plaindre, sauf de ses blessures qui le font souffrir, demande quelques piles pour son poste, un magazine et vous salue d’un «dasvidania» (au revoir), juvénile et souriant malgré deux ans de cachot et sept mois de supplice.
Le cas de Sadik Ahmed Turestani est plus simple. Sadik, 25 ans, est un voleur né en Arabie Saoudite et d’origine turque. Arrêté trois fois pour des cambriolages, on lui promet le bannissement en cas de récidive. Dans une villa de Taëf, il tombe sur 65 000 rials saoudiens: «C’était trop tentant, non?» On veut l’expédier en Turquie, Ankara le refuse et il est inclus dans un lot de 85 Afghans refoulés vers Kaboul. Il sera arrêté sur la route de Khost, avec un ami irakien, en train d’essayer de vendre des équipements électroniques. Il est torturé par deux Irakiens, un Bosniaque et trois Egyptiens, tous membres d’Al-Qaida. Parmi eux, Sayf al-Adl, un Egyptien recherché pour terrorisme et dont les détenus parlent avec terreur. Les tortionnaires, féroces, sont convaincus que Sadik et son ami irakien font partie d’un commando venu assassiner Oussama Ben Laden. Son copain irakien, interrogé à coups de kalachnikov dans la nuque, saigne du nez et des oreilles et meurt à l’hôpital. Pour Sadik, le transfert à Kandahar marque la fin du calvaire. Aujourd’hui, il est triste, pas tellement à cause des cicatrices qui lui marbrent le crâne mais parce qu’au matin d’une de ses nuits de torture il a découvert dans un miroir qu’il avait 25 ans et des cheveux tout blancs.
Au centre de Kandahar, il y a le palais de Gul Agha où le nouveau gouverneur, assis à même un tapis, reçoit des files de paysans amaigris et enturbannés en leur promettant une ville sans armes, des champs à cultiver, des routes, des écoles et des hôpitaux. Et à la sortie de la ville, il y a un cimetière construit par les talibans pour les «martyrs» morts pour le djihad, avec des centaines de tombes simples recouvertes de cailloux, d’autres plus rares plantées d’une plaque de marbre et un unique mais somptueux mausolée de céramique bleue, réservé au mollah Omar. La tombe de roi, digne du Commandeur des Croyants, a coûté une fortune. Mais le mollah Omar est parti, emportant une cassette de 196000 millions de dollars, pour se réfugier avec ses derniers fidèles quelque part du côté des montagnes de Baghran. Non, le mollah Omar n’est pas mort pour le djihad. Il est vivant. Et il a fui.

JEAN PAUL MARI


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