Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Pakistan : La vie tourmentée des filles de talibans

publié le 27/08/2021 | par Lucie Peytermann

Lucie Peytermann a eu un accès rare à des jeunes filles qui, soumises au quotidien à l’islam rigoriste de leurs pères, refrènent leur curiosité pour l’Occident.


864142-huma-et-najiba-verticaljpg.jpg
Huma et Najiba, deux sœurs, à Karachi, en juin 2015, devant le centre de formation des sages-femmes qu’elles fréquentent.

«Tu as pleuré le jour où tu as quitté la maison de ta mère pour aller chez ton mari ? » Nour (1) l’Afghane, fille de taliban au visage de lune, fixe intensément la visiteuse de son regard tourmenté. L’adolescente attend la réponse avec une urgence fébrile, comme à ses innombrables questions sur le mode de vie des Occidentales, la chrétienté, le bien et le mal. Une lumière douce et ce vent de sable typique de la mégalopole pakistanaise de Karachi balaient le balcon où elle prend l’air en observant l’horizon, agréable échappatoire au huis-clos des femmes de la maison.

Dans la rue, une bande de garçons passe, lui lançant des regards furtifs : la jeune fille aux yeux noirs se réfugie instinctivement à l’intérieur. Comment répondre à Nour, 15 ans, qui, depuis sa naissance, a vu sa mère cloîtrée dans cette maison ? Son père, l’aîné d’une fratrie de Ghazni (est de l’Afghanistan), est mollah.

Formé au jihad afghan dans sa jeunesse contre les Soviétiques, il a été diplomate et représentant des talibans à Karachi lorsque ce régime fondamentaliste était au pouvoir dans l’Afghanistan voisin (1996-2001). Il vit toujours en exil au Pakistan, comme nombre d’autres cadres talibans.

Pour la plupart des femmes, ma visite fut leur première rencontre avec une étrangère. «Et le vin, c’est mauvais pour la santé, n’est-ce pas ?» poursuit l’imprévisible Nour. Sa petite silhouette passe devant l’un des rares objets de décoration de la maison : une photo encadrée de la Pierre noire, relique islamique vénérée au pèlerinage de La Mecque. «Il paraît que la pierre devient de plus en plus noire ; c’est parce que le monde a commis trop de péchés, c’est sûr», s’inquiète-t-elle.

Tiraillée entre sa fascination pour l’Occident et une vie soumise à un islam radical imposé par son père, Nour est perturbée : elle s’est même arrêtée de grandir… C’est arrivé après la mort de son frère aîné, tué en 2012 alors qu’il faisait le jihad, à 17 ans, contre l’Otan en Afghanistan. Un traumatisme : «Peu après, elle a voulu partir elle aussi pour devenir kamikaze contre les Américains, on a dû la refréner», confie son oncle Wahid.

Depuis peu, elle prend un «médicament pour les nerfs» et montre des poèmes sur la mort écrits dans son journal intime. Nour est coquette – les yeux soulignés de khôl, des bijoux – mais s’habille en robe et voile noirs, et est souvent plongée dans des livres religieux. Elle est autant attirée par les libertés des Occidentales que dégoûtée par leurs modes de vie.

Un jour où elle avait emprunté l’ordinateur des hommes, elle s’est empressée de montrer à ses cousines des vidéos reprises par des sites islamistes où de jeunes musulmans britanniques font la leçon à des Anglaises éméchées à la sortie d’une boîte de nuit de Birmingham… Nour en est sûre : «Elles fument, elles boivent, jamais aucun mari ne les respectera parce qu’il pensera qu’elles ont déjà été « utilisées »…»

Avant que leurs pères ne limitent leur usage de Facebook, elle correspondait avec une Australienne qui, à 14 ans, «avait déjà fait de mauvaises choses avec des hommes». Sous ses dehors affables et énergiques, la sœur de Nour, Najiba, 17 ans, tente aussi de contenir sa révolte après la mort de son frère, et se sent encore plus obligée d’aider sa mère. Son quotidien relève du marathon, entre les réveils avant l’aube pour prier, l’aide à la cuisine et à la lessive, gérer les jeunes enfants…

Puis Najiba, regard déterminé encadré de cheveux de jais, et sa cousine Huma, 18 ans, vont au centre de formation pour sages-femmes. En rentrant le soir, d’autres tâches ménagères les attendent, puis l’étude des hadith (paroles de Mahomet). Une après-midi, j’ai surpris la silhouette chétive de Huma dormant à même le sol sur une natte dans une chambre, épuisée… Il n’y a aucune activité pour les jeunes filles le week-end. Même pas de virée au salon de beauté parce que «ce n’est pas décent» et peut «attirer la honte sur la famille».

«C’est mon choix»

Quand on pointe leur manque de liberté, Huma réplique d’un ton atone : «Le Prophète a dit que la maison était la meilleure des mosquées pour les femmes.» Comme pour se rassurer, elle fustige les «péchés» de l’Occident : «En Europe, il n’y a pas de respect des femmes ; tout ce que les hommes veulent, c’est les utiliser pour leur plaisir.» Huma et ses cousines jugent «injuste» la loi sur la burqa en France, elles qui ne sortent jamais sans leur abaya (longue tunique noire) et leur niqab (voile ne dévoilant que les yeux).

«C’est mon choix, martèle Najiba. Avec le niqab, je suis plus respectée, les hommes n’osent pas m’importuner.» Mais elle avoue que c’est son père qui a conditionné la poursuite de ses études au port du niqab… Se couvrir leur permet aussi de se protéger du harcèlement de rue et des violences faites aux femmes, un fléau au Pakistan, jusque dans leur quartier. Un matin, j’ai retrouvé les filles dans tous leurs états : la police venait de mener un raid contre une maison voisine, en fait la planque de trafiquants de jeunes Pakistanaises, kidnappées et séquestrées avant d’être vendues…

Très remontée ce jour-là, Najiba avait aussi pesté contre ces Occidentaux qui les comparent à des femmes oppressées : «Mais ce n’est pas en nous « libérant », comme ils disent, de notre abaya qu’ils nous donneront la liberté, mais en quittant l’Afghanistan ! Ça, ce serait vraiment l’indépendance.»

Lorsque je les revois en juin 2015 (après les attentats de janvier contre Charlie Hebdo notamment), leur colère contre les caricaturistes est violente. «J’aimais la France, mais après avoir vu ces caricatures [de Mahomet, ndlr], j’ai eu le cœur brisé», lance Nour. Sa mère, Soraya, déclare même qu’elle était «contente» d’apprendre la mort des dessinateurs : «Dieu l’a ordonné parce qu’ils ont fait beaucoup de mal à notre religion.»

Mais six mois plus tard, le sentiment est tout autre, et les jeunes filles se disent choquées par les attentats de Paris. Ces assaillants «ne peuvent pas se dire musulmans», fustige Najiba, qui a «pleuré» en apprenant la mort de «tant d’innocents». Leurs pères font partie de la branche éduquée et modérée des talibans qui s’est résolue à accepter l’éducation des filles, à condition qu’elle soit islamique et non mixte. Ils ont ouvert cinq écoles dans leur district de Ghazni, accueillant environ 400 filles. Huma et Najiba ont l’espoir de maîtriser un peu le cours de leur vie, mais leur marge de manœuvre reste faible…

Leurs pères ont «sélectionné» leurs futurs maris parmi des familles «respectables» et elles ont été fiancées dès 15 et 16 ans. «Grâce soit rendue à Allah, je suis débarrassée des tensions de trouver un mari», commente Huma. «Avant, elle était très sérieuse, mais depuis elle est devenue bavarde, elle fait même des blagues !» se moque Najiba.

L’émotion envahit Huma lorsqu’elle raconte la première rencontre avec son fiancé afghan de 23 ans. «J’étais tellement perturbée, je ne savais pas où m’asseoir», confie-t-elle. Mais si elle est satisfaite, c’est d’abord parce que sa belle-famille lui a «donné la permission» de terminer ses études. Najiba parle avec plus de froideur de son fiancé, qui travaille pour le moment en Iran.

Contrairement à leurs mères, elles ont été autorisées à avoir un métier, mais c’est aussi leurs pères qui l’ont choisi : elles seront sages-femmes dans leur région d’origine. «Les Afghanes ont beaucoup souffert et leur quotidien est très dur, nous voulons consacrer notre vie à les aider», clame Huma. Avec sa cousine, elles travailleront dans deux maternités que leur famille construit près de leurs futures maisons. A une condition, la seule islamiquement correcte selon leurs pères : elles devront travailler avec leurs maris, qui seront donc directeurs des maternités.

«Je dois rester modeste»

La sœur de Huma, Maheen, brune frêle aux traits anguleux de 14 ans, aspirait à plus d’indépendance. Il y a deux ans, elle m’avait frappée par sa vivacité d’esprit. Elle voulait devenir journaliste, s’entraînait à faire la speakerine devant son miroir, montrait ses premiers articles publiés dans un magazine islamique. «Je voulais tout savoir de la vision des autres peuples, partir, faire des photos», raconte-t-elle. Mais l’année dernière, elle a déchanté. Brisant son rêve, son père lui a annoncé qu’elle serait enseignante dans l’une des écoles qu’il a ouvertes.

Côtoyer des hommes inconnus dans son travail, être parfois obligée de retirer son abaya : que des choses jugées «non convenables» par son père. Et puis, «l’Afghanistan n’a pas besoin de femmes journalistes», a-t-il lancé pour clore la discussion. Maheen n’a pas contesté : «Je suis musulmane, je dois rester modeste», souffle-t-elle.

Najiba et Huma se préparent à leur métier en faisant du bénévolat plusieurs soirs par semaine dans une maternité du quartier, une bouffée d’oxygène pour échapper à leurs familles. En les accompagnant jusqu’à la clinique, je peux sentir le bonheur de marcher librement avec elles ces quelques centaines de mètres, même si un homme de la famille les escorte. Avant, elles ont dû se transformer en silhouettes fantomatiques : en plus de l’abaya et du niqab, elles enfilent des chaussettes et des gants noirs.

Une épreuve alors qu’en cet été 2015, il fait plus de 45 °C dehors. Mais ces soirées-là ont le goût de la liberté… En attendant les patientes, elles se délectent d’un thé et des potins en plaisantant avec Faiza, la gynécologue qui a ouvert cette clinique à bas prix par charité, au rez-de-chaussée de chez elle. «Najiba et Huma sont des amies ; elles sont honnêtes et courageuses face aux urgences médicales», dit-elle. Ce soir-là, elles vaccineront un bébé et s’occuperont d’une femme dont la grossesse se passe mal.

Lors de ma dernière visite en décembre, je retrouve Najiba amaigrie. A 18 ans, sa cousine s’est mariée en Afghanistan plus tôt que prévu, accompagnée par sa mère et sa tante. «Huma était tellement heureuse qu’elle dansait dans la maison», confie Najiba, le regard fatigué.

Elle se languit de sa cousine, et dit à demi-mots crouler sous les tâches ménagères. Mais elle confie ne pas être pressée de se marier, préférant terminer sa formation de sage-femme. Elle sait qu’après son mariage, elle devra «passer beaucoup de temps» à s’occuper de ses beaux-parents. Avant de confier sa plus grande crainte : «Et puis, peut-être qu’ils voudront que j’arrête mes études, et ça pourrait créer beaucoup de tensions…»

LIRE UN AUTRE ARTICLE DE LA SÉRIE « La maison de mon mari est ma vie »


Tous droits réservés Libération