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Femmes et talibans : «La maison de mon mari est ma maison pour la vie »

publié le 27/08/2021 | par Lucie Peytermann

Lucie Peytermann a rencontré des épouses de talibans afghans en exil au Pakistan, qui témoignent de leur vie à l’écart du monde, au rythme du jihad de leur époux.


Cela fait plus d’un mois que Fauzia, la jeune mariée, n’a pas mis le nez dehors, recluse à l’étage des femmes de sa nouvelle maison. Sans savoir quand ce confinement prendra fin. «On prévoit d’aller faire un pique-nique avec elle bientôt, mais tu sais, dans notre région en Afghanistan, une mariée reste enfermée au moins six mois !» prévient Najiba (1), 17 ans, sa nouvelle cousine.

Les hommes de cette famille afghane nombreuse ne jugent pas convenable que Fauzia s’expose au monde : ils sont talibans. Ces islamistes radicaux sont devenus le symbole de l’oppression des femmes dans les années 90. Chassés du pouvoir par les Occidentaux fin 2001, ils continuent de combattre Kaboul et ses alliés de l’Otan. Et nombre d’entre eux, comme la nouvelle famille de Fauzia, sont exilés au Pakistan voisin, profitant de l’anonymat de la mégalopole de Karachi (Sud).

A l’issue d’un mariage arrangé sur lequel elle n’a pas eu son mot à dire, Fauzia a donc débarqué chez ces étrangers. Pendant trois jours, à son arrivée, pétrifiée par la peur de commettre un impair dans cet univers très patriarcal où l’honneur d’une jeune mariée est aussi précieux que sa vie, elle est restée quasi muette…

Dans cette maison cohabitent trois frères et leurs épouses, une vingtaine d’enfants, dont le mari de Fauzia, et plusieurs filles, une grand-mère, des tantes et cousines de passage. L’aîné de cette fratrie de Ghazni (est de l’Afghanistan) est mollah. Il a été longtemps diplomate du régime taliban à Karachi.

Il a fallu des années de prises de contact pour que ces familles ultraconservatrices acceptent que Libération pénètre l’univers secret de leurs épouses, filles et mères. Pour beaucoup, c’était la première fois qu’elles rencontraient une étrangère. Rires, curiosité et réflexions décalées témoignent de leur méconnaissance du monde, entre deux discours extrémistes appris auprès de leur mari. Les frères aînés ne sont pas contre arrêter la guerre, mais à condition que les «envahisseurs» occidentaux quittent complètement l’Afghanistan et que la charia y prédomine.

Aujourd’hui, la famille loue une maison sommaire dans un quartier excentré, peu sûr et peu contrôlé par les autorités pakistanaises, au bout d’une plaine balayée par la poussière du désert. Dans ces rues aux maisons espacées, ils vivent à l’écart de voisins trop curieux.
Toutes les journées de la nouvelle vie de Fauzia commencent par une prière, dans la nuit noire. «Allah t’écoute mieux si tu pries à 4 heures», assure la jeune mariée.

Alors que l’aube pointe, elle lit le Coran, aide à la cuisine, puis réveille son mari quand son petit-déjeuner et celui des autres hommes est prêt. Les épouses sont tenues de pétrir la pâte et de cuire le pain, de préparer les enfants pour l’école, et la suite de la journée est accablée de tâches domestiques. Entre deux récitations du Coran, elles font le ménage, les lessives à la main, préparent les déjeuners et les dîners des hommes, énumère Soraya, l’épouse du frère aîné. «La maison de mon mari est ma maison pour la vie», souffle-t-elle.

Clandestinité à huis clos

A l’étage des femmes, on reçoit la visiteuse dans la seule chambre confortable, celle de l’aïeule de plus de 80 ans, la mère des trois frères. Dans les autres, presque aucun meuble, des murs vides, des fenêtres mal isolées. Agenouillée sur un tapis, Fauzia, la jeune mariée, ses cheveux épais s’échappant de son voile, mesure ses gestes avec fébrilité. Sa robe vert vif, son maquillage appuyé détonnent avec l’allure sobre des autres femmes. Après un moment de gêne, elle avoue avec tristesse que sa famille et sa vie d’avant lui manquent. «J’étais plus libre, mais maintenant j’ai le devoir de veiller sur mon mari et sa famille, et d’avoir un comportement respectable», dit-elle, résignée.

Pour ces femmes, c’est une vie de clandestinité à huis clos, rythmée par les «interdits», où le jihad et ses conséquences sur leur quotidien est omniprésent. C’est au dernier étage, suffocant de chaleur en été et non chauffé en hiver, que vit ce gynécée, présidé par la rude grand-mère, à l’écart des hommes. Lors de notre première rencontre, l’accueil de l’aïeule a été glacial. Son visage, creusé de rides, est encore durci par des tatouages tribaux. Un jour de juin, j’ai l’audace de retirer mon voile pour échapper à la canicule.

D’un geste excédé, elle m’en jette un autre à la figure pour me couvrir parce qu’elle souhaite à nouveau prier… Il faudra plusieurs visites pour dissiper l’hostilité, jusqu’à la dernière, en décembre dernier, où elle consent à parler de sa vie de guerre et d’exil. Pour elle comme pour beaucoup d’Afghans, les ennuis ont commencé après l’invasion soviétique en 1979, déclencheur de conflits toujours en cours.

Fuyant les «destructions» et les «viols», sa famille trouve refuge au Waziristan, zone tribale pakistanaise à la frontière avec l’Afghanistan, et cohabite dans des camps avec les combattants talibans et les jihadistes d’Al-Qaeda. «Les moudjahidin et Al-Qaeda étaient bons avec nous, ils nous aidaient», lâche-t-elle. La famille s’exilera ensuite dans la ville de Peshawar, puis à Karachi.

A l’opposé de sa belle-mère, l’aînée des belles-filles, Soraya, est d’une timidité touchante. Cette quadragénaire, madone aux cheveux noirs, teint clair et sourire à tomber, allaite ce jour-là son neuvième enfant. A 15 ans seulement, Soraya a été mariée à un cousin, Zahir, qui deviendra le diplomate taliban. Face au vacarme des enfants autour d’elle, elle oscille entre douceur et abattement. Depuis vingt ans qu’elle vit à Karachi, elle n’est que très rarement sortie de chez elle, sauf pour des urgences médicales ou de rares excursions familiales. Elle n’a donc pas d’amies et ne parle que sa langue pachtoune.

Pour toutes les femmes, l’habillement est très codifié : l’abaya (longue tunique noire) et le niqab à l’extérieur ou en présence d’un autre homme que son mari, et le voile à l’intérieur. Depuis plus de vingt ans qu’elle vit sous le même toit que son beau-frère Wahid, Soraya ne se présente à lui qu’en niqab : d’elle, il n’a donc jamais vu que ses yeux. Elle ne s’imagine pas sortir autrement : «Ce ne serait pas respectable.» Et puis, ajoute-t-elle : «J’ai peur de mon dieu, car il nous regarde depuis là-haut.» L’absence de mixité, la vie dédiée à un islam rigoriste et aux tâches de femme au foyer, ces épouses le revendiquent comme un choix.

«Vos médias ont tort, on apprécie ce mode de vie en communauté et selon les enseignements de l’islam», lance Tamina, 45 ans, l’épouse du deuxième frère. Elle arrange son voile et s’excuse d’être en retard : elle avait du repassage à finir. Les hommes exigent des vêtements propres tous les jours. Tamina a été mariée à 20 ans à Wahid, son cousin germain. «Il était tout faible et maigre, je me moquais beaucoup de lui», rigole-t-elle, dévoilant un sourire édenté. «Mais maintenant, c’est lui qui se moque en disant qu’il va prendre une seconde femme parce que je suis vieille !» lâche-t-elle, gênée.

Malgré ces mariages imposés, Tamina parle avec tendresse de Wahid et Soraya évoque même les quelques «mots d’amour» de son mari. Mais toutes n’ont pas eu cette chance, et les violences contre les femmes afghanes restent un fléau, comme en témoigne la mère de Soraya, 70 ans environ, venue se reposer à Karachi du conflit qui ravage son village afghan. Elle raconte la violence domestique, infligée pendant des années par son beau-frère, dont le «passe-temps» était de la battre pendant que son mari travaillait à l’étranger.

Après des heures de discussion, Soraya et Tamina avouent tout de même «envier l’indépendance» des femmes occidentales et leur liberté de «pouvoir régler leurs problèmes elles-mêmes». Mais l’attrait s’arrête là, car faute d’accord de paix en Afghanistan, l’Occident reste l’ennemi.

«Mécréants de l’Etat islamique»

Les nouvelles tragiques du conflit s’échappent au gré des allées et venues au rez-de-chaussée de leur maison, point de passage pour talibans en exil, parents malades ou combattants blessés. La famille de Soraya a d’ailleurs été éprouvée par une tragédie en 2012 : la mort de son fils aîné, tué à 17 ans par des soldats américains alors qu’il faisait le jihad en Afghanistan. Officiellement, la famille se dit «fière» de cette mort en martyr, mais intimement, tous se désespèrent de ne pas avoir pu l’empêcher.

Entre les raids meurtriers des forces de sécurité contre les réseaux talibans à Karachi et les règlements de comptes sanglants au sein du mouvement, la famille vit sous tension. Les frères sont menacés de mort, des proches sont assassinés. Najiba, 17 ans, la fille de Soraya, a choisi son camp : elle proclame qu’Oussama ben Laden, l’ex-chef d’Al-Qaeda tué au Pakistan en 2011, est son «héros». «Al-Qaeda est une très bonne organisation, pas comme ces mécréants de l’Etat islamique», lance brutalement la jeune fille au regard déterminé, alors que les femmes sirotent un thé.

Dans le quartier voisin et dangereux de Manghopir, un dédale de ruelles inhospitalières très infiltré par les talibans pakistanais et afghans, la mort d’un fils jihadiste a plongé une autre famille d’Afghans dans le désespoir, et scellé le destin des femmes. Arshad, 28 ans, combattait aux côtés des talibans et avait tué plusieurs policiers. Il venait de rejoindre l’État islamique quand il a été torturé puis exécuté par les services secrets pakistanais en 2014.

Aujourd’hui, sa sœur Yasmin doit trouver un mari et a interrompu ses études par manque d’argent. C’est son frère et les talibans qui subvenaient aux besoins de la famille. L’épouse d’Arshad va être remariée à l’un de ses beaux-frères, conformément à la coutume tribale. La mère d’Arshad, quasi hystérique durant notre entretien très tendu, pleure sur leur «vie confortable d’avant», sans état d’âme pour le passé terroriste de son fils.

De retour dans la famille de Soraya, les deux chefs de famille font une exception dans la soirée en délaissant leur rez-de-chaussée pour débattre avec moi à l’étage, mais sans les femmes, claquemurées dans les chambres. Le mollah, Zahir, gaillard un peu rond, tient un livre islamique dans une main, son portable dans l’autre. Sa tunique et son chapeau de prière blancs contrastent avec sa barbe noire frisée.

«Par nature, les femmes ont un but différent des hommes : avoir des enfants et les éduquer dans le cadre de la famille», assène-t-il, le regard vif et franc. Il «plaint» donc les femmes occidentales, «obligées d’avoir des métiers très prenants et de se débrouiller toutes seules». Et ironise à sa manière : «Vous appelez ça la liberté ?»

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( A Karachi, le 8 décembre 2015. La robe de mariée de Fauzia. Photo Lucie Peytermann)

(1) Tous les prénoms ont été modifiés.Ta


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