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Vu de l’hôpital: Pour Steph, vivre et revivre après le Covid (37)

publié le 08/05/2020 | par Jean-Paul Mari

Chronique de la bataille des hommes en blancs. Jean-Paul Mari suit au jour le jour le combat d’une équipe médicale dans un hôpital d’Ile-de-France.


C’était quand ? Il y a un mois. Une éternité. Le temps arrêté. La vie sur le fil effilé d’un rasoir qui vous tranche la gorge. Il était minuit. Steph (1) entrait aux urgences. Steph est des leurs, ancien aide-soignant aux urgences, avant de devenir logisticien au Samu, et sa femme est une infirmière du service. Covid, détresse respiratoire aiguë, gravité extrême, son corps de colosse noir réduit au souffle d’un moineau brisé, la mort programmée au bout du tunnel blanc de l’hôpital. C’était il y a un mois. Sauvé, miraculé, de retour chez lui. Guéri ? Pas encore.

«Pendant trois semaines, je cherchais mon souffle», dit Steph. Il marchait cent mètres, devait s’arrêter, parlait une minute, s’arrêtait, descendait l’étage pour déposer un sac-poubelle, s’arrêtait, épuisé. La nuit, il se réveillait toutes les trois heures, comme en réanimation, au rythme des soins. Les médecins l’avaient prévenu : «Ne sortez pas. Attention aux microbes ! Vos poumons ne sont pas cicatrisés.» Il l’a compris quand il a voulu bâiller : «Trop d’air, me brûlait l’intérieur.» Et quand il a voulu appeler son médecin traitant, une secrétaire lui a répondu que le vieux monsieur était terrassé par… le Covid. Il lui a fallu trois semaines pour réussir à terminer une phrase, s’étirer, bâiller. Là, sa voix est claire. Il a perdu onze kilos, en a repris deux, n’a plus d’appétit, se force et a repris les pompes, pas funèbres, et les abdos. Un colosse.

Ce qui l’effraye est tout autre : «Au début, je ne savais pas si j’étais vraiment vivant ou pas.» PTSD, névrose traumatique. Un sentiment d’irréalité de la vie. Il revoit tout par flashs, l’arrivée aux urgences, le couloir, le scanner. Et cette odeur étrange, inconnue, désagréable, qui lui envahissait le cerveau. L’infection ou l’odeur de la mort ? Flash. Derrière les masques des amis soignants, le ballet de leurs regards, leurs yeux inquiets qui disent : «C’est trop grave, il va pas s’en sortir.» Dans les regards, il lit l’inconnu : «J’ai vu la Chose en face.»

Au scanner, il est à deux doigts de renoncer : «Comme mes patients quand ils me disaient, « monsieur, je sens que je vais mourir », et s’en allaient peu après.» Sursaut, Steph ordonne à son corps : «Reste ici, avec moi.» En réa, avec l’oxygène, l’odeur s’en va enfin. Il sent que le médecin veut l’intuber, le regarde droit dans les yeux, pour dire non. Les flashs, il connaît. Il était un des premiers à entrer au Bataclan, se souvient de l’obscurité totale, du bruit des sonneries de portables des morts. Il les a entendues la nuit pendant toute une semaine. «Là, cela dure. M’inquiète.» Comme si on avait labouré une plaie ancienne.

Lui se bat, pour effacer le flash des regards dans lesquels il lisait sa propre fin, l’image du néant. Ce sera plus long, il le sait. Alors il reprend ses pompes et ses abdos. Pour retrouver le souffle de sa vie.

(1) Le nom a été modifié.


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