Commandos contre taliban
Pendant leur règne en Afghanistan, les Taliban avaient interdit l’usage des cerfs-volants. Le ciel ne pouvait être que le séjour de Dieu. Six ans après la chute des étudiants fondamentalistes, les carrés de tissus ont repris l’air. Ils mouchètent le couvercle de pollution de Kaboul. Pour les hélicoptères de la coalition, ils ne représentent pas de danger. En cas de choc avec un oiseau de papier, les turbines le pulvériseraient. « Mais il ne faudrait pas que les Taliban s’avisent de les piéger ! » songe tout haut le capitaine Z. Affichant une petite allure de Buck Dany, sanglé dans son uniforme de l’Aviation Légère de l’Armée de Terre (ALAT), cet as des vols tactiques, n’a jamais vu l’Afghanistan qu’au ras des arbres. Il est l’un des seuls pilotes à pouvoir poser de nuit un appareil sur les terrains couverts de cette farine de loess qui, en Afghanistan, a maculé les hordes eurasiatiques et les hardes hippies. Le nuage de poussière soulevé par les pales a fait perdre le contrôle à plus d’un pilote. Les hélicoptères de l’ALAT multiplient les missions à un rythme auquel les appareils de l’Armée de l’air, récemment relevée, n’avaient pas habitué le ciel afghan.
Dans le petit matin kabouli, deux Cougars décollent de l’aéroport et fusent au-dessus des faubourgs. Ils s’apprêtent à rejoindre une unité de soldats français intégrés depuis quelques mois à une compagnie de l’Armée Nationale Afghane. Par les portes des appareils, deux soldats pointent leurs mitrailleuses. Au passage des machines, les habitants ne lèvent même plus la tête. Trente ans de guerre finissent par blaser.
À bord, le capitaine Z. n’oublie pas que des dizaines de missiles stingers sol-air FIM 92 – fournis par les Américains aux moudjahidin à partir de 1986 en pleine insurrection antisoviétique – circulent encore entre des mains inconnues. Les Cougars survolent les ruines du palais du roi et de la reine. Ces deux vaisseaux fantômes plantés sur leurs éminences au sud de la ville témoignent de l’ancien temps. Au pied s’étale le camp OTAN de Darulaman. Tout le déroulé de l’histoire afghane est contenu ici dans un seul embrassement : la royauté, la guerre et, aujourd’hui, l’immixtion des puissances internationales dans le nouveau Grand Jeu afghan.
Les hélicoptères serpentent dans un canyon aride vers Maydan Shar au cœur du Wardak afghan à une cinquantaine de kilomètres à vol d’oiseau du sud de Kaboul. L’endroit est chargé d’histoire. Les combats firent rage ici entre Russes et moudjahidin. Des volontaires français ont combattu en ces lieux précis en 1984 à l’instar de Patrice Franceschi qui entraîna les combattants d’Amin Wardak, le commandant de la région. Le temps a passé, la violence demeure, seuls ont changé les protagonistes.
Aujourd’hui la récente Armée Nationale Afghane créée à l’initiative des Américains après la chute des Talibans à l’automne 2001 traque les éléments talibans qui ont repris l’ascendant jusqu’aux portes de Kaboul. Les attentats de janvier 2008 perpétrés à l’hôtel Serena, en plein centre-ville de Kaboul ne le prouvent que trop. Six personnes y ont trouvé la mort qui s’ajoutent à la longue liste des victimes des 140 attentats suicides menés par les Talibans en 2007 !
Depuis le mois d’août 2006, à l’initiative du gouvernement français désireux de signifier son appui aux Américains (et de faire oublier la défection irakienne), des centaines de soldats français sont mêlées aux troupes afghanes. La mission des membres de ces OMLT (Opération Mentoring & Liaison Team) est complexe : conseiller, instruire les Afghans et les appuyer dans les accrochages contre les Talibans sans influencer leur commandement. Position acrobatique : patronner sans s’impatroniser, intervenir sans interventionnisme, se montrer tactique sans manquer de tact.
Les Cougars se posent dans le camp américain de la mythique 82e Airborne. Le souffle des turbines ranime les drapeaux afghans, américains et français qui flottent en parfait voisinage. L’endroit, adossé à une cuesta pelée, sert de décor à l’une de ces expériences de collaboration franco-afghane. À la cinquantaine de fantassins afghans du premier bataillon d’infanterie de la première brigade afghane qui tiennent garnison ici ont été adjoints en septembre derniers six jeunes loups surentraînés du Groupe Commando de Montagne du 27eme Bataillon de Chasseurs Alpins. Les montagnards sont venus relever les commandos parachutistes du 11e BP. « Notre rôle n’est pas de faire la bataille à la place des Afghans » insiste Jean-Gaël L., le capitaine tout feu tout flamme qui commande le groupe français, « mais bien de les soutenir au combat pour les conduire vers l’autonomie opérationnelle : le mot mentoring anglais vient de Mentor, le précepteur d’Ulysse ». Et voilà que pour la deuxième fois dans l’Histoire, l’esprit hellénistique souffle dans les vallées afghanes.
Les OMLT représentent le volet le plus opérationnel d’un programme de « montée en puissance de l’Armée Nationale Afghane » duquel participe aussi la commando school où des officiers français forment les futures troupes d’élites locales. Le vœu pieu, formulé en sourdine dans les États-Majors, est de rendre autonome les militaires afghans dans les prochaines années. Les Mentors français sont distribués par équipes de six dans différents bataillons afghans du 201e corps. Les officiers français y tentent d’interpréter au mieux ce difficile concept à la croisée du soutien, de l’appui, du conseil et de l’assistanat. Les résultats semblent satisfaire les hautes instances puisqu’en janvier 2008, des soldats de la 6e brigade légère blindée et de la 2e brigade logistique se sont vues projetées sur le sol afghan pour gonfler les effectifs des OMLT. Ce sont 200 soldats français qui participent désormais à ces missions de terrain. Deux cents soldats en première ligne contre les Talibans sur un total de 1100 français engagés à divers titre sur le théâtre afghan !
À Airborne, le capitaine Moumine commande une cinquantaine de soldats afghans. C’est un vieux combattant. Ses yeux légèrement en amande trahissent une lointaine origine hazara. À cinquante ans, il a connu toutes les guerres. L’invasion russe, les exactions des moudjahidin, la guerre civile, le retour de la paix et de l’ordre grâce aux Taliban et la libération américaine, en 2001. Surprise pour ce guerrier de se voir adjoindre un homologue français de 26 ans chargé de le conseiller. En Afghanistan, la valeur se mesure au nombre des années. Jean Gaël, frais émoulu de Saint-Cyr s’est laissé pousser la barbe. « Pour me vieillir un peu ! », précise-t-il. Question d’intégration en milieu afghan…
Le camp Airborne est installé dans une ancienne place forte soviétique à demi en ruine. Au milieu du camp, une carcasse de tank russe pointe son canon vers le couchant. Une atmosphère étrange enveloppe ce réduit, à moins de un kilomètre de la route Kaboul-Ghazni où quatre membres de la Société des Explorateurs Français trouvaient la mort dans un accident de voiture, un jour d’avril 2001.
Il n’est pas courant que trois forces internationales coexistent à huis clos. Dans leurs chambrées, les Afghans sirotent le thé noir recréant l’atmosphère des chaïkhana touraniennes. Leur Compagnie est à l’image du pays : Hazaras, Tadjiks, Pachtous et Kaboulis y cousinent sous le drapeau national. Dans leur bâtiment, les Français vaquent. Bubu, l’adjudant bricole la caméra qu’il embarque en opération, Chris le légionnaire corse nettoie ses armes, Séb le marseillais regarde les informations à la télévision et le sergent-chef Gatien écrit un mail à sa famille. Des rockets tirées de la route par des rebelles tombent à quelques dizaines de mètres du camp. Les Français ne réagissent même plus et laissent les Américains « faire leur show » : c’est-à-dire arroser la montagne de mortiers.
Le capitaine Jean-Gaël vient d’envoyer à son commandant, le colonel B., le rapport du dernier accrochage subi par son équipe : une attaque de Taliban dans le village de Salar qui s’est soldée par la mort de deux ennemis. Puis le jeune homme s’isole pour écouter la jeune fille et la mort et lire Ryszard Kapuscinski pendant que les Américains dans la salle d’à-côté se shootent au rap de Brooklyn poussé à fond. L’aumônier du 13e BCA, en visite pour quelques jours erre dans les couloirs, légèrement dépité : les ouailles ne sont pas légion.
L’inaction est de courte durée. Depuis le mois de septembre, les commandos n’ont pas eu beaucoup loisir de « sécher au soleil » selon leur expression. Les Talibans sont actifs dans le Wardak. Bien que le capitaine estime leurs effectifs à moins d’un millier, les commandos et les Afghans interviennent presque trois fois par semaine dans les replis montagneux ou les villages à l’entour contre les exactions rebelles.
Les islamistes (les « bads guys » disent les Américains) attaquent les postes de police, tendent des embuscades aux patrouilles de la coalition, piègent les routes avec des explosifs à détonateur télécommandés. Ce harcèlement ranime le sentiment d’insécurité que la reconstruction avait vaincu en 2002 et disperse les forces pachydermiques que l’OTAN a jeté sur le sol afghan (près de 40 000 hommes). Elle installe les forces internationales dans le pays au risque de déplaire aux populations lassées par six ans de présence étrangère. La menace talibane rend pessimiste le chef de corps du bataillon français qui, de Kaboul, juge la lourde puissance de la coalition « inadaptée à la situation». On ne lutte pas contre la mouche du coche en donnant la cavalerie.
Opérationnels en quelques minutes, les cinq hommes du « capitaine Flam », comme on le surnomme ici, sont loin de ces atermoiements. À Airborne, la tension ne laisse pas de place aux thrènes. À chaque sortie, scénario semblable. Une attaque de Taleb est signalée par radio. Le chef français consulte le chef afghan et tous deux prennent de concert la décision d’intervenir. La troupe de l’ANA fonce vers l’objectif dans les pick-up Ford financés par les Américains, cependant que les Français encadrent le mouvement dans leurs véhicules blindés. Il y a quelques semaines les OMLT ont aidé des Américains à se désengager d’une chausse trappe dans la vallée de Jalez. L’aviation est intervenue, les hélicoptères de l’ALAT ont suppléé d’un coup de rotor au manque de munitions. L’attaque a coûté aux Américains deux hummers blindés et une demi-douzaine de blessés.
De ce combat, les Français ont rapporté des impacts sur leurs véhicules en même temps que la confirmation que les Afghans sont des combattants aguerris, courageux mais trop impétueux et mal coordonnés. « C’est sur ces deux points : la communication pendant l’action et la préparation logistique qu’ils doivent progresser ! Nous mettrons l’hiver à profit pour combler ces lacunes » explique le capitaine du 27e.
Depuis 2001, le danger a pris de nouvelles formes. Le mouvement taliban se mondialise et emprunte aux Wahhabites leurs méthodes. Les attentats suicides inconnus jusqu’alors se multiplient. Le 21 septembre, un soldat français du 13e BCA est mort sur la tourelle de son blindé, déchiqueté par la charge d’explosif d’un fou d’Allah. C’était la onzième victime militaire française sur le sol afghan. Sur les routes, les pièges se multiplient. « On a trouvé une bombe à cent mètres de l’entrée du camp » se souvient le sergent Gatien. « Mais le plus redoutable, continue-t-il, ce sont les Tchétchènes engagés dans les rangs d’en face : Ils sont équipés de Dragunov SVD, un fusil russe qui vous loge une balle à deux kilomètres… » La nouvelle internationale islamique a trouvé dans les draperies de ces thalwegs arides un laboratoire expérimental de choix.
Ce matin, l’alerte parvient à l’aube. Elle émane d’un village, à quarante kilomètres au sud où l’OMLT a déjà combattu quelques semaines auparavant. Des policiers afghans viennent d’essuyer une attaque. Malgré la rapidité de réaction, les soldats arrivent en carabiniers, quelques minutes après l’incident. Par l’intermédiaire de l’interprète qui ne les quitte pas – et sait sa tête mise à prix- les Français recueillent les doléances des populations à l’encontre…de la police, honnie par les habitants. Quand on lui demande si le déplacement d’une colonne de soldats pour consigner les mains-courantes des bergers ne lui donne pas un sentiment de gâchis le capitaine répond, philosophe : « notre mission se compose d’un tiers d’instruction, un tiers de maintien de l’ordre et un tiers de véritable lutte armée contre les Taliban ».
Lui qui escomptait que l’hiver marquerait le début de la traditionnelle trêve des armes en a été pour ses frais. Au début de novembre 2007, un attentat perpétré contre des députés afghans dans le village de Baghlan a causé la mort d’une trentaine de personnes et quelques jours plus tard six membres de l’Otan ont péri dans une embuscade. Alors que les accrochages se multiplient dans le pays et que le Pakistan en plein chaos politique confirme son rôle de base arrière du mouvement taleb, l’avenir des OMLT promet d’être actif. Nicolas Sarkozy avait annoncé le renfort de 150 soldats supplémentaires appelés à panacher les rangs afghans et redit lors de son dernier voyage à Washington que la France appuierait les efforts militaires américains « aussi longtemps qu’il le faudra ». En janvier, la France a tenu sa promesse.
Revenus à Airborne, les Français attaquent un fromage savoyard parvenu par colis. La radio est en veille. Jean-Gaël et ses hommes attendent la prochaine alerte. Le soleil descend sur le pays. Le Wardak sombre dans la nuit. Pas une lumière ne filtre des villages voisins. Seules brillent les lampes de la chambrée des Commandos. Dans la nuit afghane, la France maintient l’antique affection historique et militaire qui la lie à jamais à la terre afghane, ce royaume de l’insolence.
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