Jean-Paul Mari présente :
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Amérique.Série. « La fin des cow-boys? » (6)

L’Amérique, vue par l’écrivain Jean-Paul Dubois. Prix Goncourt.
On peut dire que vous avez la poisse. Oui, si un jour Jessica vient s’asseoir à côté de vous pour bavarder, c’est que la chance vous a vraiment laissé tomber.

Essayez pourtant de rester calme, poli, et gardez vos mains bien en évidence, à plat sur la table. Surtout, ne vous avisez jamais de les glisser sous son pull. Pintade dodue à la poitrine dotée, Jessica porte généralement un chandail un peu ample qui tombe sur ses hanches comme un mauvais angora. Défiez-vous de ce tricot et achetez plutôt « Guns Magazine » de janvier 94. Vous serez édifié en voyant la croupe garnie de notre amie posant pour une publicité de la compagnie Law. La légende dit ceci : « Grâce aux holsters LCS II et LCSB, Jessica dissimule aisément trois gros pistolets sous son gilet. Et elle seule le sait. Elle est équipée pour chasser l’ours ! Dans le dos elle porte un Smith & Wesson 44 magnum et un Glock. Sur le ventre, un Smith & Wesson 45 auto. »

L’Amérique est pleine de ce genre de surprises. Elle est bouffie de crosses, obèse de ces abdomens corsetés dans de la lingerie pour culasses. Ce pays est un gigantesque holster, un endroit où l’on n’est rien si, en se déshabillant, on ne dévoile pas son attirail pour « chasser l’ours ». Qu’ils habitent Manhattan ou Venice, tous ces porte-flingues vous diront que s’ils charrient une telle artillerie, c’est avant tout pour se protéger des autres, comme leur père l’a fait avant eux, en vertu du 2e amendement de la Constitution des Etats-Unis, qui donne à chacun « le droit de détenir et de porter des armes ». Autant dire celui de s’en servir.
Ce soir à la télévision, on a annoncé la mort d’un chauffeur de taxi. Un type sans histoires, à quelques mois de la retraite, qui venait de charger une gamine de 15 ans. Arrivée dans un coin perdu de banlieue, sans aucune raison, la gosse a sorti un revolver et vidé le chargeur dans la nuque du conducteur. Ensuite elle est rentrée chez elle à pied. La présentatrice d’« Action News 7 » dit : « N’oubliez pas que ce genre de choses peut arriver à tout le monde et partout. » Demain, ce sera la ruée chez les armuriers de la ville.

Les choses marchent ainsi. Un événement tragique que la télévision martèle, dramatise, et aussitôt la population court soigner son angoisse chez le marchand de brownings. C’est un cercle infernal. Dans les semaines qui suivent de grandes et spectaculaires tueries, comme celle du métro de New York en décembre dernier, les sociétés fabriquant des armes avouent multiplier leurs ventes par dix ou quinze, préparant ainsi d’autres massacres, encore plus meurtriers.

Face à une telle logique de l’absurde, l’Amérique, saisie par un frisson rétrospectif, tente la révolution culturelle sans doute la plus périlleuse de son histoire, en s’engageant dans un processus de désarmement intérieur. Il y a d’abord eu la loi Brady, ce texte qui, après sept ans d’atermoiements, entrera en vigueur au printemps. Il prévoit un délai de « réflexion » de cinq jours entre le moment où une personne achète une arme et celui où elle en prend possession. Il y a ensuite une foule d’initiatives privées inspirées par des citoyens désireux de lutter contre la prolifération de tout cet arsenal domestique. C’est l’homme d’affaires éleveur de chevaux Robert Brennan qui imagine et finance « l’horloge de la mort » : depuis le 1er janvier, sur Times Square, à New York, ce journal lumineux donne toutes les cinq secondes le nombre d’armes en circulation dans le pays, avec en vis-à-vis le décompte des victimes qu’elles ont faites. Une par quart d’heure en moyenne. C’est Fernando Matteo, un marchand de moquette, qui lance à l’occasion de Noël l’opération « Une arme contre un jouet » : il offre 100 dollars en bons d’achat chez Toys «R» Us pour tout pistolet restitué. Ce sont encore les sociétés de distribution K Mart, Wal-Mart et Sears qui renoncent à vendre des armes de poing aux comptoirs de leurs grands magasins.

L’administration n’est pas en reste. Le gouvernement ordonne à ses agences fédérales de ne plus solder ni vendre leurs stocks de mitraillettes démodées aux armuriers. Le Congrès envisage de décupler le prix de la licence autorisant l’ouverture d’un commerce d’armes (actuellement la taxe est de 66 dollars par an). La police de New York, « sans poser de questions », rachète les fusils pour 25 dollars, les revolvers pour 50 et les semi-automatiques pour 75. Tandis que celle de Washington met en place une « unité renifleuse » chargée de détecter les suspects armés qui se baladent dans la rue.
Face à cette amorce de revirement dans l’opinion, la NRA n’a pas tardé à dégainer. La National Rifle Association of America est un pilier de la société américaine. Elle dispose d’un budget annuel de 100 millions de dollars, compte 3, 5 millions d’adhérents équipés pour soutenir un siège et pilote un nombre colossal de revues spécialisées. En politique, la NRA est le lobby par excellence, la manne des candidats qui ne crachent pas sur la gâchette.

L’Association, donc, a engagé la contre-offensive. Diffusion dans tout le pays d’une brochure dans
laquelle Wayne R. LaPierre, son vice-président, rappelle avec solennité les termes du 2e amendement. Distribution massive d’autocollants proclamant : « Imbéciles ! Nous, nous ne faisons que nous défendre. Ce sont les criminels qu’il faut désarmer. » Sans oublier, dans chaque comté, l’influence radiante des 284 000 armuriers. Ecouter ces négociants, traîner dans ces arsenaux, c’est prendre l’exacte mesure du retournement qu’entreprend l’Amérique.

Washington, Old Town Armory, 10 618 Sudley Manor Drive. Cette banlieue de la ville n’appartient déjà plus au minuscule district de Columbia et s’accroche comme elle peut à l’Etat de Virgine. Il fait nuit. Des congères sales bordent les vitrines de la boutique. Derrière son comptoir, renfrogné, John J. Craine astique un Ruger avec un chiffon gras. Il n’aime pas ce qui se trame en ce moment. Ni le bruit fait autour de ces kermesses de désarmement : « Qu’est-ce que vous avez tous avec la loi Brady ? On s’en fout, de la loi Brady ! C’est de la poudre aux yeux. Pour nous ça va rien changer. Déjà, ici, depuis des années, si vous voulez acheter une arme, il vous faut remplir le questionnaire ATF F 4473 et répondre à ce type de questions : “Avez-vous été condamné à un an de prison ? Etes-vous un évadé ? Prenez-vous des drogues, de la marijuana ou des stimulants ? Etes-vous mentalement déficient ?” Quand vous avez signé la fiche, je la transmets à la police, et si tout est en ordre, je reçois l’accord pour la vente. Alors vous croyez sincèrement qu’un truand ou un cinglé qui veut mitrailler le quartier va prendre le risque de venir acheter son flingue ici, en sachant qu’il va devoir se dévoiler sur ce document et me laisser son identité et son adresse ? Non, mes clients sont de braves types, respectueux de la Constitution. Ils veulent seulement défendre leur famille. » Près du comptoir, un employé déballe une caisse de fusils à lunette. Un complément optique sans doute destiné à des « braves types » un peu myopes.

Miami, US Arms, 117 SE Third Avenue. Peter Rouvière est un drôle d’oiseau. Sa boutique contient assez d’armes pour mettre la Floride à feu et à sang, mais il interdit à ses employés de fumer « parce que ça abîme les poumons ». Il vous déplie sous le nez son incroyable Pen Gun 25. Le Pen Gun est un stylo revolver de 2 000 dollars qui envoie des balles ourlées comme des boutons de rose. « Si vous en prenez une dans le ventre, dit Rouvière, elle ressort dans votre dos en faisant un trou gros comme un pamplemousse. » Le Pen Gun, livré sans la plume ni le réservoir, qui sont en option, est évidemment le stylo idéal pour écrire un bon fait divers. Mais Rouvière propose aussi des fournitures moins littéraires. Comme ses Sig Saur, ses Colt, ses Sentinel MK2, ses Lawman MK3, ses Tec, ses Walter PKK.

Dans la conversation on s’arrange pour lui glisser qu’hier la Missionary Baptist Church de Miami a réuni 3 000 dollars pour racheter 100 armes à ses paroissiens. Alors il remonte son pantalon et dit : « La dernière fois qu’une église a fait ça, vous savez comment ça s’est terminé ? Le lendemain de l’opération, le pasteur était là où vous êtes pour essayer de me revendre son stock… Il m’expliquait qu’il avait besoin de rentrer dans ses fonds. Vous ne voyez pas que tout ça c’est fait pour amuser les journalistes ? La vérité, c’est qu’on est en train de désarmer de braves pères de famille pendant que les voyous, eux, graissent leurs “machine guns” et vous vident la maison.

Au lieu de racheter des pétoires minables, ces foutus pacifistes feraient mieux de donner leur fric pour qu’on construise de nouvelles prisons ou qu’on engage des patrouilles de police. Pas plus tard que ce matin, un gars entre ici pour acheter un revolver. Vous savez ce qui est arrivé ? Pendant qu’on faisait les papiers, sa femme, qui attendait au coin de la rue, s’est fait agresser et dépouiller. » Tandis qu’on discute, dans le coin du magasin, un client essaie une veste un peu bizarre signée « Safari Land Ballistics Industries ». C’est un gilet pare-balles.

Los Angeles, Gun World, 1 136 North La Brea Avenue. Le patron de la boutique est une vraie tête d’ours. Il refuse de parler de la loi Brady. Il se fout des opérations de « rachat d’armes ». Il dit qu’il est là pour faire marcher son commerce, qu’on peut regarder, mais que pour les questions, c’est terminé. Pendant ce temps un adolescent examine un tas de munitions et fixe son choix sur une boîte de balles capables de décorner un boeuf. Le propriétaire d’une Porsche cabriolet garée devant l’entrée offre à sa somptueuse fiancée, visiblement émue, un petit automatique chromé à crosse de nacre. Devant le présentoir des revolvers, un homme velu comme une mouche, agacé de tics, examine un Deuringer 22 magnum et dit à son copain : « On dirait un gros chat sauvage. » Tout à l’heure, en remplissant le questionnaire « ATF F 4473 Firearms Transaction Record », on peut parier qu’à la question « Etes-vous mentalement déficient ? » il répondra « non ».

JEAN-PAUL DUBOIS

 


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