Amérique. Ouest sauvage. » Les culottes roses du shérif » (2)
L’Amérique, vue par l’écrivain Jean-Paul Dubois. Prix Goncourt
Pour qu’elle sache qu’il est toujours là, au centre et au sommet des choses, qu’il domine ses sujets et tient, plus que jamais, leurs affaires en main. A 69 ans, cet homme qui se garde en très haute estime et s’autoproclame dans sa biographie « The America’s Toughest Sheriff », cet homme qui au bout de quarante-quatre ans de mariage affirme que même au lit sa femme Ava, par respect pour sa fonction, ne l’a jamais appelé autrement que shérif, cet homme aux initiatives aussi confondantes qu’imprévisibles qui règne sur plus de 3 millions d’habitants, que la population plébiscite régulièrement à plus de 85% et qui envisage sérieusement de briguer le poste de gouverneur de l’Arizona, cet homme-là, donc, a des « passions » multiples dans la vie : châtier, humilier, tourmenter, avilir ses prisonniers, faire parler de lui, et chanter « My Way ».
« J’ai même demandé par testament que cette musique soit jouée le jour de mes funérailles. » Nous avions rencontré Joe Arpaio il y a six ans. A l’époque, pour faire faire des économies aux contribuables, l’idée lui était venue de créer un pénitencier de plein air au milieu du désert et d’enfermer 2 000 prisonniers sous des tentes militaires. « Vous savez combien me réclamaient, à l’époque, les architectes pour construire une nouvelle prison ? 4 millions de dollars. Avec les tentes et les barbelés je m’en suis tiré pour 100 000 dollars. On me reproche d’être inhumain avec les détenus, de les parquer dans cette fournaise par plus de 50¡. Vous savez ce que je réponds ? Ce qui est assez bon pour nos militaires est parfait pour des délinquants. »
Depuis cette époque, Joe Arpaio est devenu une vedette des médias. Toutes les télévisions du monde se sont rendues à Phoenix, l’une des villes les plus modernes d’Amérique, pour filmer les lubies médiévales de cet homme étrange qui prend un malin plaisir à restaurer les pires traditions de ce pays. Ainsi, récemment, il a rétabli les humiliants chain-gangs, pour les hommes aussi bien que pour les femmes. « Pour les femmes je n’ai rien rétabli du tout puisque je suis le premier dans l’histoire de l’humanité à les enchaîner. Exactement comme si c’était des hommes. Et vous savez pourquoi ? Par pur souci d’égalité. »
Et il sourit comme un gosse qui vient d’arracher les ailes d’une mouche. L’année dernière, il avait déjà accaparé l’attention de la presse avec l’affaire des caleçons roses. Encore une histoire bien excentrique. Un jour, Arpaio s’est aperçu que les détenus de Maricopa County, son comté, volaient les slips et les shorts noirs de l’administration. Ils faisaient un petit trafic et les revendaient à l’extérieur de la prison. « Alors je me suis posé la question. Quelle est la couleur qu’un détenu déteste le plus ? Et là, le rose m’est venu tout de suite à l’esprit.
Alors j’ai commandé 7 000 caleçons roses pour hommes. Et c’est comme ça qu’aujourd’hui mes gars, mes plus grosses brutes, portent tous des dessous roses. Et du coup le trafic et les vols ont cessé. Vous, vous achèteriez un caleçon rose ? » Aussi invraisemblable que cela paraisse, Joe Arpaio dédicace parfois ces slips à la demande d’un détenu. Comme nous l’avions vu jadis signer des bibles dans le désert. « C’est normal. Je suis devenu célèbre. Les types aiment que les stars signent n’importe quoi. Même du papier cul. »
Arpaio a en fait des idées assez arrêtées sur les lignes de vêtements que les détenus doivent porter dans sa juridiction. « Je les habille comme autrefois, rayés de noir et de blanc. Je leur refuse le droit de porter des combinaisons bleues comme nos médecins, ou orange comme les honnêtes travailleurs qui font les routes. Je les veux zébrés, identifiables, comme à Alcatraz. » Cette année, Joe Arpaio a encore suscité avec gourmandise une série de petits scandales qui lui ont valu les foudres d’Amnesty International et de l’American Civil Liberties Union. « Ils me reprochent d’avoir supprimé le café aux prisonniers. Moi je leur réponds : 200 000 dollars d’économisés pour le contribuable. J’ai aussi interdit la télé, les cigarettes, « Playboy », « Hustler » et les magazines pornographiques. Et alors ? Partout en Amérique les prisonniers se révoltent parce que le film à la télé ne leur plaît pas ou que la pizza est froide. Ici, ils n’ont rien et ils la ferment. » Arpaio se vante de nourrir ses détenus pour 60 cents par jour.
Avec des restes, des surplus, tout ce qu’on lui donne. Un admirateur lui a récemment offert 60 autruches. Il a envoyé les membres de sa milice les attraper au lasso, et le lendemain les prisonniers découvraient les oiseaux en lamelles dans leurs gamelles. « Je prends tout ce qu’on me donne, tout ce qui est gratuit. C’est comme ça que j’arrive à les nourrir pour 60 cents par jour. Ce qui énerve les libéraux, c’est que dans le même temps je dépense 1,10 dollar pour la pâtée quotidienne des chiens de la police. » Cette discrimination de traitement entre les chiens et les prisonniers, Arpaio la cultive. Ainsi vient-il de poser pour des photos devant les nouvelles cellules avec air conditionné qu’il a ouvertes pour accueillir les chiens et les chats maltraités par leurs propriétaires jusqu’à ce que ceux-ci soient traduits devant le juge.
« Chaque animal a son matelas, sa couverture, son bac. Ce sont les détenus qui nettoient les déjections des animaux. Ils sont à leur service 24 heures sur 24. J’ai aussi obligé les condamnés à peindre des fresques sur les murs. Par exemple des buissons et des bornes à incendie pour que les chiens puissent pisser contre. Les prisonniers sous les tentes, dans la fournaise, les chiens, confortables et au frais, ça, ça me plaît. » Dernière provocation du patron, il a ouvert un site internet et installé 4 webcams dans son commissariat où transitent chaque jour 300 individus arrêtés. On peut donc désormais regarder en direct, de nuit comme de jour, la petite misère du monde de l’Arizona. Les cellules de détention provisoire. Les sièges de contention où l’on sangle les prévenus agités. La cérémonie des empreintes. Trois millions de visiteurs le jour de l’ouverture du site.
« Depuis, une moyenne quotidienne de 10 millions de connexions. C’est ce que j’appelle un sacré succès. C’est mon idée. On me reproche d’exposer au regard de tous des gars qui ne sont pas encore jugés. Moi, je réponds que pour un type qui vient de se faire ramasser parce qu’il embarquait une pute, c’est l’occasion rêvée de se mettre devant la caméra pour dire à sa femme : Coucou, chérie, je suis là, ne te fais pas de souci, je rentrerai un peu tard. Vous savez qu’on a aussi le son sur mon site ? Je déteste les films muets. » Et Arpaio nous conduit dans ses petits bas-fonds, pérore devant ses cellules bondées, ses entrepôts de culottes roses, flatte ses chiens climatisés, ses hommes muselés, ses travailleurs enchaînés, il va, vient et tourne sans fin devant les caméras.
« Deux fois, j’ai dormi au milieu de mille prisonniers, dans le désert. Ils ne me font pas peur. Je ne fais pas ce boulot pour qu’ils m’aiment. Mon travail, c’est de leur rendre la vie impossible, de les dégoûter de la prison. Parfois, je croise d’anciens détenus. Je me dis qu’ils vont me descendre. Pas du tout, ils viennent me serrer la main. » Dans la ville, Joe Arpaio a fait graver son nom sur les portes de ses bureaux, les murs de ses prisons, les centres de dressage et d’entraînement des chiens de police, les cars de transfert des animaux et des détenus, les voitures de patrouille. Il est présent partout et en tout lieu.
Sa milice, composée de 3 000 volontaires, lui voue un culte sans limites et son site internet (1) s’ouvre sur cette phrase : « C’est sa prison et il en est fier. Suivez Joe Arpaio sur son lieu de travail, là où les détenus portent des culottes roses, mangent des pâtes vertes avariées et vivent enchaînés. » Joe Arpaio est né le 14 juin 1932 à Springfield, Massachusetts. Il dit de lui-même qu’il est « rusé comme un renard ». Il dirige, en importance, le quatrième centre de détention des Etats-Unis. Parfois, pour leur rappeler qui est le patron, il impose à ses prisonniers de regarder trois films. Toujours les mêmes : « Donald Duck », « Lassie Come Home » et « Old Yeller ».
Lorsqu’ils sont irrespectueux, il les met à la diète pendant une semaine : une tranche de pain calorique et de l’eau. Personne ne peut rien contre ses incessantes et imprévisibles lubies. La Cour suprême des Etats-Unis lui a même donné raison lorsqu’il a fait interdire « Playboy » et « Hustler ». Sur les murs de la Wells Fargo, il pose en photo aux côtés de George W. Bush et de Mike Tyson. Dans le désert, au milieu du camp de détenus, il vient de faire élever un immense mirador au sommet duquel clignotent de gros néons roses de motel qui annoncent « vacancy ». Joe Arpaio adore ce genre d’humour.
Il possède une réplique de cette tour dans son bureau, qu’il allume lorsqu’il reçoit des visiteurs. A sa droite, la photo de sa femme Ava. A sa gauche, son livre sur un présentoir. Et lui, au milieu, parlant de ses caprices de commandeur, de son avenir de gouverneur et de ses chiens battus qui lui brisent le coeur. Distraitement, il glisse une vidéo dans le magnétoscope. « C’est un petit film que j’ai fait faire sur moi. » L’écran s’éclaire. Arpaio apparaît. Il tient un micro. Il chante « My Way ».
JEAN-PAUL DUBOIS
A SUIVRE…
COPYRIGHT LE NOUVEL OBSERVATEUR - TOUS DROITS RESERVES