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Livre. Ukraine. Roman noir.Extrait. « Les loups », Benoît Vitkine

Livres publié le 06/06/2022 | par Benoit vitkine

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La nouvelle présidente de l’Ukraine, Olena Hapko, prépare son investiture. Femme d’affaires au passé violent, celle que l’on surnomme la Princesse de l’acier savoure sa victoire. La voilà au sommet.

À ses pieds, l’Ukraine et sa steppe immense. Mais la Russie ne l’entend pas ainsi. Face à la future présidente, les services secrets russes et les oligarques locaux attisent les révoltes populaires.

Trente jours séparent l’élection de la cérémonie d’investiture. Durant ces trente jours, Olena Hapko va devoir faire ce qu’elle a toujours fait : survivre. Avec comme seules armes sa férocité et sa connaissance parfaite du marécage politique ukrainien.

Avec ce nouveau polar, Benoît Vitkine, journaliste et prix Albert-Londres, excellent connaisseur du monde post-soviétique, décrit avec précision, sans romantisme, le monde des oligarques et de la géopolitique. Les complots et les tractations de coulisse qu’il décrit trouvent un fort écho dans l’actualité.

 

Avis lecteur : « extrêmement troublant de lire ce roman tant il résonne avec l’actualité du moment, en l’occurrence le terrible bras de fer qui se joue à la frontière russo-ukrainienne. Ou quand la fiction croise la réalité et glace. « Titre : Les Loups
Auteur : Benoît Vitkine
Éditeur : Groupe Margot, 2022
Longueur: 274 pages

 

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J – 29, Kiev

À soixante et un kilomètres à l’heure, il a tout le temps de laisser promener son regard hors de l’habitacle. La ville défile lentement, éblouissante sous le soleil de juin. Le vert des arbres paraît à peine moins scintillant que celui des dômes dorés des monastères qui parsèment le centre. La Kiev antique n’a pas perdu de sa superbe. La ville aux quatre cents églises, cent fois pillée, cent fois brûlée et cent fois reconstruite, n’a cessé de s’enrichir, aimée et choyée par ses souverains successifs. Les tsars lui ont offert des immeubles aux allures de palais. Murs pastel, verts, roses, jaunes, aux couleurs d’un monde disparu… Les soviets ont eu le bon goût de l’épargner, y déployant avec parcimonie leurs grandioses constructions. Ils ont si bien compris l’esprit de cette ville méridionale qu’ils l’ont placée sous la protection d’une nouvelle sainte : l’immense statue métallique de la Mère-Patrie, érigée pour rendre hommage aux millions de tués de la Guerre. Seul le capitalisme carnassier de l’après-1991 a failli la mettre à bas. Les usines sur le Dniepr ont été transformées en friches, la peinture s’est écaillée, des échoppes
sauvages ont fait leur apparition à chaque coin de rue. Gigantesque marché aux puces de la misère… Il a fallu des vainqueurs. Les barons de la nouvelle Ukraine ont érigé leurs propres temples, immeubles aux façades de verre poli qui projettent leur lumière sur les rues pavées dont on a enfin rebouché les trous.

Tous les mêmes… Les premiers jours, ils exigent le strict respect des limites de vitesse. Ils ont des promesses à honorer, une image à préserver. Ils restreignent la taille des convois. Trop datées, trop cliché, ces Jeep noires qui roulent les unes après les autres comme des colonnes militaires. C’est tout juste si l’on ne devine pas les canons des armes à travers les vitres teintées. Les plus scrupuleux tiennent six jours. On a même connu un ministre qui allait au travail en métro. Comme les autres, il est vite revenu aux gyrophares et aux gardes du corps, aux SUV et aux escortes policières. Ses subordonnés le croisaient en ricanant: malgré leurs 500 euros de salaire officiels, eux garaient des Lexus dans le parking du ministère. Intenable.

Dima profite de ce répit. C’est son premier jour auprès de la présidente élue, mais il ne modifie pas son style, façonné par vingt ans d’expérience au service de l’État ukrainien. Seule une légère transpiration lui parcourt le dos, dans son costume de laine trop chaud. Ses mains tiennent le volant de la Mercedes classe S blindée avec une assurance décontractée, coudes pliés à 45 degrés. Il laisse vingt mètres d’avance au 4 × 4 de tête et sait, sans même tourner la tête, que deux Jeep l’encadrent, juste dans ses angles morts. Il sait que les types à l’intérieur sont des fidèles de sa cliente, prêts à bondir au moindre écart et à lui mettre une balle dans la tête si lui, Dima, leur paraît suspect. Sur le siège passager, un autre garde du corps regarde droit devant lui, montagne de muscles assoupis.

Dima garde la tête impeccablement droite mais ses yeux vagabondent sur les trottoirs. La capitale paraît si loin de cette campagne présidentielle qui a échauffé les esprits pendant plus de cinq mois. Même dans les quartiers huppés du centre, la langueur estivale s’est emparée de la ville, jamais plus élégante que dans la touffeur. Dima regarde les familles qui se promènent sur la rue Volodymyrska. Shorts, tongs, ne reste qu’à imaginer la plage. Elle n’est pas loin. Les fantasques Kiéviens ont réussi à installer, sur les bords du Dniepr, d’immenses plages qui n’ont pas grand-chose à envier à la Riviera californienne. Même les hommes d’affaires et les fonctionnaires en costume traînent la patte sur les pavés desséchés par le soleil.

Au coin du boulevard Taras-Chevtchenko, une immense affiche offre de l’ombre à un clochard trop chaudement habillé. Ses concepteurs ont fait simple. Le visage souriant d’Olena Hapko, encadré de sa lourde masse de cheveux noirs, s’étale en grand sur un fond bleu et jaune. « Le temps du succès! » proclame le visage figé. Et, plus bas: « Nousnous sommes laissé faire pendant trente ans. Reprenons le pouvoir, récupérons l’argent! » Le message est simple mais habile, songe Dima, à la portée de toutes les envies, de toutes les rancœurs. Qui n’a pas quelque chose à reprocher aux hommes politiques qui ont administré le pays depuis l’indépendance et l’ont géré comme leur possession privée ? Qui n’a pas envie de s’identifier au succès d’Olena Hapko ? Les petits malins qui ont conçu l’affiche, peut-être des types venus de Tel-Aviv ou de New York, auraient d’ailleurs pu écrire n’importe quoi. Tout le monde connaît Hapko, la femme d’affaires la plus riche d’Ukraine. Tout le monde connaît au moins une partie des légendes qui s’attachent à sa personne. Sa hargne à réussir, dans les affaires comme en politique. « Le temps du succès »… Si l’Ukraine pouvait réussir aussi bien qu’elle… Tant pis si chacun sait qu’elle n’a pas hésité, quand il le fallait, à agir en marge de la loi. Qui ne l’a pas fait ?

Dima se souvient des engueulades, chez lui. Sa femme est une convaincue de la première heure. « Tu vas voter pour elle juste parce que c’est une gonzesse ? » se moquait Dima, écoutant d’une oreille les plaidoyers enflammés de Natacha. À entendre son épouse, Olena Hapko est la seule, parmi les grands requins de la politique du pays, qui n’a pas oublié ses origines, qui se soucie du peuple. « Regarde-la, Dima, quand elle parle à une grand-mère, on dirait que c’est sa grand-mère ! » Et puis il y a les salaires. Hapko a carrément promis d’élever le niveau des salaires des Ukrainiens à ceux pratiqués dans ses sociétés, notoirement plus élevés que la moyenne. La promesse implicite est qu’en arrivant déjà riche à la présidence Hapko sera moins tentée de voler que les autres… L’argument n’a pas convaincu Dima. Il sait l’effet grisant que produit un convoi de dix Mercedes, du genre à vous faire oublier vos promesses les plus sincères… Au premier tour, il a voté pour le candidat de Donetsk, sa ville natale. Tant pis si les médias le qualifiaient de « pro-russe », au moins c’était un gars de chez lui. Et puis au second tour, il s’est laissé convaincre par Hapko. Pas par les arguments de sa femme, plutôt vaincu par une sorte de lassitude. L’acharnement de Hapko, sa résistance à toutes les attaques méritent, au minimum, de la considération. Elle-même, si ce n’est Dima, doit savoir ce qu’elle veut, pourquoi elle est prête à dépenser autant d’argent et d’énergie. Machinalement, le chauffeur jette un regard dans le rétroviseur. Il fait semblant de vérifier derrière lui avant de redémarrer au feu, mais c’est le visage de la Présidente qu’il scrute. Dans son travail il y a peu de fautes plus graves, alors le coup d’œil qu’il jette est furtif. Il passe rapidement sur les cheveux ramenés en une sobre queue-de-cheval, sur les yeux posés quelque part dans le lointain, délavés, vides, ridés. Les coins de sa bouche s’affaissent légèrement en une moue sévère. Cette femme a été belle, à n’en pas douter. L’âge lui donne un air sage, mais son visage a accumulé trop de fatigue et d’épreuves. L’une de ses paupières semble marquer un infime tressaillement. « Madame la Présidente, pourquoi continuer à vous battre, vous qui avez déjà tout ? » voudrait demander le chauffeur, mais il s’arrête en croisant le regard de sa patronne. Un visage dur, froid, loin du sourire affiché sur les panneaux du boulevard Taras-Chevtchenko.

La Mercedes s’arrête devant l’hôtel Intercontinental, sur la rue Velika-Zhitomirskaïa. Un portier se précipite pour ouvrir à la Présidente, pendant qu’une nuée de gardes se déploie pour former un corridor. Olena descend, s’attarde à côté de la voiture, respire l’air chaud de la capitale, s’imprègne de son odeur inhabituelle. Celle de la victoire. Elle fixe la ville qui s’étire en bas de la colline. L’Intercontinental est sa dernière étape avant d’atteindre le pouvoir suprême. Elle a mené sa campagne depuis un bâtiment sans âme voisin du zoo. Désormais, il faut organiser un gouvernement bis, recevoir conseillers de l’ombre et députés, qui n’auront à franchir que les deux kilomètres qui les séparent du nouveau centre du pouvoir. C’est là, à l’Intercontinental, qu’elle habitera, tant pis pour le confort de sa villa des environs de Kiev. En haut de la colline, elle ne voit pas la Bankova, le siège de la présidence, mais elle devine sa présence. De l’autre côté de Maïdan, sur la colline d’en face, se dressent les bâtiments baroques et sombres de la présidence. Se trouve-t-elle plus haut que le palais présidentiel ? se demande Olena en souriant de son propre enfantillage.

Quand elle entre dans cet hôtel où elle est venue si souvent, elle sent pour la première fois combien sa stature a changé. Elle y a toujours été accueillie avec déférence, avec cette politesse parfaite des palaces mondialisés. C’est autre chose qu’elle perçoit à présent dans la haie d’honneur improvisée que forment les employés de l’hôtel, les clients et ses premiers visiteurs. Un mélange de respect et de crainte. Depuis le grand hall d’entrée jusqu’aux salles de réunion qu’elle a réservées pour les semaines à venir, les corps se figent sur son passage.

En une nuit, elle a changé de dimension. Elle n’est plus seulement Olena Hapko, elle est la présidente d’un pays de quarante-quatre millions d’habitants. Combien sont-elles, dans le monde, les présidentes ? Et dans les anciens pays soviétiques ? Aucune, à part peut-être chez les Baltes, mais ceux-là ont toujours été à part. Des extraterrestres, peut-être même capables d’élire un type ayant fait son coming-out…

Comme à chaque fois qu’elle triomphe, Olena Hapko fulmine légèrement. Tension. Inquiétude. Rage contre ceux qu’elle a vaincus et ceux qui continuent de s’opposer à elle. Elle serre fort la mâchoire en parcourant ces couloirs peuplés d’ombres qui se retournent sur son passage. Il y a aussi ce sentiment si particulier dont elle ne parvient jamais vraiment à se défaire, quelle que soit la hauteur de la marche sur laquelle elle se hisse, cette présence trop forte de son corps.

Face à elle, les visages sont graves, les yeux sont baissés. Surtout ceux des femmes. D’autres la regardent avec ravissement, essaient de lui envoyer de silencieuses marques d’amitié, peut-être des suppliques. À mesure qu’elle avance, elle sent les visages se tourner, les yeux qui la suivent. Son cul. Voilà ce qu’ils fixent. Peut-être s’arrêtent-ils un instant sur sa longue queue-de-cheval, ses cheveux d’un noir profond. Puis ils descendent inexorablement vers son cul. Son gros cul. Elle a 52 ans. Ses lèvres, elle a pu les faire redresser légèrement, dans une clinique suisse. Mais avec son cul, que faire ? Elle l’a toujours eu gros, et désormais il est celui d’une femme de 52 ans. Elle sent les regards. De face, elle est Olena Hapko. La femme d’affaires la plus puissante d’Europe orientale. La Princesse de l’acier, l’oligarque de Zaporojie, l’Impitoyable, la Chienne, la Présidente, 52,7%. De dos, elle redevient un cul. Les femmes le fixent avec curiosité, les hommes avec délice. Elle sait ce qu’ils pensent. Cela fait trente-cinq ans qu’elle sait ce qu’ils pensent. Il y a ceux qui se disent : Elle a beau être présidente, elle a un gros cul… Ceux qui pensent : Quel cul! J’aimerais bien me le faire… Elle, elle n’a rien contre l’offrir, ce cul. Elle aime le sexe. Mais leurs regards gâchent tout. Concupiscents, avides, étriqués, mesquins. Ils sont incapables de recevoir l’offrande. Il faut qu’ils possèdent, qu’ils utilisent leur queue comme une lance. Quand ils la prennent, ils ont l’impression de lui voler de son pouvoir. Ils utilisent leur bite comme la trompe d’un moustique. Ils giclent mais ce sont eux qui
l’aspirent. Elle le sait, elle ne se trompe jamais sur ce que pensent les gens. Autrement, elle n’aurait pas été capable d’en convaincre 52,7% de voter pour elle. Les hommes l’ont privée du plaisir simple de l’amour. Depuis son divorce, il y a quinze ans, ses aventures, rares, sont devenues quasi inexistantes. Elle leur en veut pour cela. Eux vont aux putes ensemble ; elle n’a pas même le droit à une nuit d’amour. Ce serait plus facile si elle était lesbienne, comme certains d’entre eux l’imaginent, ou l’espèrent. C’est pour cela qu’elle aime coucher avec le petit Anton. Le jeune garde du corps est simple, ses yeux ne trahissent aucune perversité. Ce sont les yeux d’un chien, mouillés et doux. Elle ne sait pas si Anton la respecte, mais au moins il ne la méprise pas. Il fait son travail comme un animal fidèle et se rhabille sans bruit quand il a fini.

– Olena Vladimirovna, je sais que votre emploi du temps est chargé, mais vous devez m’accorder quelques minutes en privé…

Oleg Belitch s’est précipité sur la présidente dès que celle-ci s’est approchée du salon Tulipe, où elle doit retrouver dans la matinée sa garde rapprochée. L’avocat est à son service depuis plus de dix ans. Quand le Chevelu a tenté de lui extorquer des « dommages et intérêts » devant une cour d’arbitrage de Londres, elle l’a sollicité. La tête de l’oligarque quand il avait évoqué pour la première fois cette « cour d’arbitrage »… Extatique ! On aurait dit qu’il était reçu en audience par la reine d’Angleterre. L’impression de faire son entrée dans le grand monde, dans le meilleur de la civilisation européenne. Et sa tête quand le juge perruqué lui avait expliqué que non, le fait qu’Olena lui ait promis, un soir au restaurant, la moitié des bénéfices de la raffinerie de Kharkiv ne valait pas accord commercial et n’exigeait pas, en conséquence, de « dommages et intérêts ». Belitch avait été impeccable. Issu d’une bonne famille de la nomenklatura soviétique, il avait fait ses études de droit à Oxford. De retour au pays, il ne lui avait fallu que quelques mois pour apprendre le fonctionnement du business ukrainien. Sa force était de comprendre que la différence entre les deux systèmes était avant tout une question de vocabulaire. En fonction de quoi il choisissait ses mots avec grand soin, sans jamais quitter ses impeccables costumes britanniques. Olena, consciente de la légèreté de la référence, aimait à voir en lui une sorte de Consigliere, à l’image de Tom Hagen dans Le Parrain. Belitch se fondait dans le rôle bien plus scrupuleusement que son premier avocat, Sepakine, mort
très à propos dans l’explosion de sa voiture, au moment où Olena commençait à avoir besoin de personnel plus qualifié.

– Vous avez promis durant votre campagne de publier régulièrement une déclaration de patrimoine, reprend l’avocat devant le silence interrogateur de sa patronne, une fois tous deux isolés dans le recoin d’une salle de réunion. C’était une bonne promesse, le peuple attend cette transparence…

– Va au fait, Oleg. Pour ce qui est du marketing électoral, j’ai assez de professionnels autour de moi.

– Bien. Il s’agit donc, au moment où vous deviendrez présidente, de publier une première déclaration. Les citoyens pourront ainsi vérifier, au fil des ans, que vous n’utilisez pas votre fonction pour vous enrichir. Seulement, il y a un problème…

– Je suis trop riche, c’est ça?

– Non, vous êtes trop pauvre. Pire que ça, vous ne possédez rien.

– Comment ça, « rien » ?!

– Rien. Laissez-moi vous expliquer… Vous savez de quoi se compose votre richesse ?

– Avec les ans, j’ai perdu le compte précis, mais, pour l’essentiel, des sociétés de ma holding Steel Invest, actives dans la métallurgie, et d’autres dans les hydrocarbures : raffineries, pipelines, distribution… J’ai encore quelques autres usines, une banque, une télévision, quelques supermarchés, des business centers… Sans oublier les entreprises publiques sous notre contrôle, qui nous versent une partie de leurs profits…

– Laissons ce dernier aspect de côté, voulez-vous. Personne n’a besoin d’inscrire sur une quelconque déclaration ces flux… douteux. Ni vos comptes dans des banques en Europe. Le problème concerne bien vos possessions officielles. Officiellement, justement, elles ne vous appartiennent pas. Vos entreprises sont détenues par des sociétés étrangères, enregistrées pour l’essentiel à Chypre. La législation de ce pays nous permet de ne pas désigner le bénéficiaire ultime d’un bien. Dans d’autres cas, nous utilisons… des hommes de paille.

– Mais tout le monde fait cela ! Personne n’a envie d’avoir ses propriétés à la portée d’un juge corrompu ou d’un concurrent trop malin! Et puis si ça fait économiser quelques impôts… Vous savez qui est le premier partenaire commercial de l’Ukraine, selon les statistiques officielles ? Chypre, uniquement grâce aux flux que les hommes d’affaires ukrainiens y font transiter! C’est bien que tous mes collègues font la même chose. Et ça n’a d’ailleurs rien d’illégal, même les petits
patrons utilisent les services de vos collègues chypriotes…

– Certes, mais aucun d’eux n’a promis de publier des déclarations de ressources et de patrimoine ! Et ils n’ont jamais eu pour projet de devenir président. Je reprends : rien n’est à votre nom. Même les voitures que vous utilisez dans votre vie quotidienne sont enregistrées comme appartenant à des sociétés étrangères. Votre Porsche Cayenne appartient à votre tante Lidia, à Zaporojie. Elle a 87 ans…

Olena en reste sans voix. Jamais elle n’aurait imaginé que son recours massif à l’offshore pourrait poser problème. Certes, quelques journalistes écrivent de temps en temps des articles pour révéler que telle ou telle personnalité détient des comptes aux îles Vierges ou des entreprises enregistrées à Chypre, mais démontrer l’illégalité de la chose est une autre affaire, et la pratique ne choque personne, dans l’opinion publique. Les articles en question finissent dans les archives de quelques sites Internet sous perfusion de fonds américains. Olena doit toutefois reconnaître qu’elle aime ce genre de problèmes. Sortir d’une situation périlleuse, contenter toutes les parties… Mettre en conformité avec la loi le fruit d’un deal ancien… Trouver le maillon faible… Son cerveau fonc-
tionne à toute vitesse, élabore des hypothèses. Finalement, elle propose :

– Ces autres revenus que vous qualifiez de «douteux», ceux que nous recevons d’entreprises publiques amies, produisent des flux financiers importants, n’est-ce pas ? Une partie de ces revenus est en cash, et le reste peut être facilement mobilisé… Avec cet argent, nous allons racheter une partie des entreprises chypriotes. Cette stratégie présente un double avantage : non seulement elle a le mérite de refaire de moi la propriétaire légitime de la plupart de mes entreprises, mais elle permet en plus de blanchir à peu de frais ces flux financiers sans existence légale. Je ne pense pas que nos partenaires chypriotes verront un inconvénient à ce que nous arrosions de cash leur île aride…

– Eh bien… non… effectivement, balbutie l’avocat, décontenancé par la vivacité de sa cliente et son inventivité dès lors qu’il s’agit de faire de l’argent ou d’utiliser les trous noirs du système.

– Rachetez également les voitures, enchaîne Hapko. Ce sera la première chose que les journalistes et les curieux regarderont. Ils ne comprendraient pas que je n’aie rien à mon nom alors qu’ils me voient tous les jours à la télévision me déplacer… Pour ce qui est de la Porsche Cayenne, pas besoin d’informer ma tante Lidia ni de lui verser l’argent officiellement utilisé pour le rachat.

Olena ne se justifie pas. Tant pis si l’avocat la prend pour une radine de la pire espèce. Elle veut surtout éviter que les bécasses du quartier où vit sa tante, dans les faubourgs deZaporojie, ne jacassent en voyant la vieille femme se mettre tout à coup à acheter du saucisson de qualité supérieure ou une nouvelle télé. Ce milieu-là, elle le connaît, l’avocat, non…

– Votre plan a un inconvénient, objecte ce dernier, qui s’est repris. Vous aurez besoin de cash, de beaucoup de cash, dans les mois à venir. La gestion du pays demande des fonds importants… Acheter les loyautés, les députés hostiles, les services des amis…

– Mon cher Oleg, vous oubliez un facteur important. Dans les jours qui viennent, le nombre d’entreprises publiques sous notre contrôle va augmenter de manière exponentielle. Quel intérêt, sinon, d’occuper le pouvoir suprême ? Vous pouvez d’ailleurs commencer immédiatement : nous allons reprendre le contrôle des réseaux électriques des villes du centre. Approchez le président sortant pour qu’il licencie dès à présent les directeurs loyaux à Platon Eremeev, notre cher Technocrate, et les remplace par des hommes à nous,;des hommes dont mon cabinet vous fera parvenir les noms dès ce soir. Espérons que le signal sera compris par Eremeev. Quant au président sortant, il n’a certainement pas envie de faire de nous des ennemis. Ses affaires futures et la sécurité de ses actifs s’en trouveraient fortement menacées…

– Bien, madame.

– Et, Oleg, pour ce qui est de ma télévision, Ukraine 14… Laissez-la à Chypre. Nul besoin que les gens fassent le rapprochement entre son actionnariat et le traitement favorable offert par ses journalistes à ma campagne.

……………….

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