Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Livre: Minerais de sang

Livres publié le 09/01/2012 | par grands-reporters

Les esclaves du monde moderne

Qui connaît la cassitérite ?
C’est le principal minerai de l’étain. On le trouve partout, dans nos téléphones portables, nos radios, nos télévisions… Mais à quel prix ?
Dans ce livre-enquête, cette traque policière sur plusieurs continents, Christophe Boltanski nous révèle l’origine de ces « minerais de sang ».


Depuis les mines du Nord-Kivu au Congo, où des gamins africains s’enfoncent sous la terre au péril de leur vie jusqu’aux tours de La Défense, où des entreprises mondialisées disent tout ignorer du chemin qu’empruntent les minerais, notre reporter-écrivain a suivi le fil hasardeux, dangereux, qui mène de l’ombre de ces esclaves modernes à la lumière de notre consommation quotidienne.
De l’Afrique des guerres oubliées au London Stock Metal Exchange, des usines de Malaisie aux poubelles à ciel ouvert du Ghana, en passant par Bruxelles et Paris, c’est un roman-vrai, tissé d’argent, d’influences obscures, de politique.
Le véritable visage du post-colonialisme.

 

Lire le premier chapitre ci-dessous:

Chapitre I

Île de Penang, Malaisie, 28 juin 2010

Je posai mes pieds sur un plateau métallique en
forme de balance et pressai avec succès un bouton
placé à la hauteur de ma poitrine. « C’est pour
mesurer votre ESD, votre décharge électrostatique »,
m’expliqua le business development manager, un Indien
prénommé Nathan, qui me servait de guide. Il se
pencha pour déchiffrer un cadran. « Vous avez passé
le test ! » me félicita-t-il, comme si je venais de
décrocher un diplôme. On m’avait fourni une blouse
en coton vert fl uo à zip et une paire de chaussures
blanches conductrices qui, au contact du sol, produisaient
un son ouaté. Avec mon corps neutre, à
défaut d’un esprit parfaitement impartial, je pouvais
pénétrer dans la salle étanche sans risquer de foudroyer
composants ou circuits intégrés. « Des éléments
très sensibles, précisa-t-il. On en utilise plus de
25 000. »

L’homme traversa le sas à grandes enjambées,
la visite débuta et, comme l’instrument de mesure
le laissait prévoir, aucune étincelle ne jaillit. Ni du
bout de mes doigts, ni au détour d’une de mes questions.
Pas le moindre crépitement. Une première
incursion à ampérage nul dans le monde fermé de
l’électronique. Rien qu’un ballet silencieux, lent et
itératif. Des chaînes d’assemblage surveillées par des
ouvriers aux visages impassibles et aux crânes enveloppés
de bonnets de chirurgien. Des hommes qui
pouvaient être, tout aussi bien, malais, indonésiens,
birmans ou vietnamiens, dans cette tour de Babel
immaculée ouverte, comme la compétition, à tous
les peuples de l’Asie du Sud-Est. « Nous versons à
nos opérateurs l’équivalent du salaire minimum en
Chine, mais, ici, ils parlent anglais », m’avait expliqué
avec fierté, quelques minutes auparavant, le directeur,
un Américain, histoire de me démontrer la supériorité
de la Malaisie sur sa grande rivale. Ses « opérateurs
» ne paraissaient pas même avoir remarqué
mon existence, soumis au rythme des robots qui les
encadraient, tout à leurs gestes mille fois répétés sous
l’oeil grossissant d’une loupe. Quant à son business
développement manager, il me fournit, d’une voix égale,
des explications convenues qui semblaient tirées d’un
de ces dépliants en papier glacé aperçus à l’entrée et
destinés à la clientèle, de grosses firmes européennes
spécialisées dans des instruments de haute précision.
Peut-être, d’ailleurs, me prenait-il pour un acheteur,
voire le rédacteur d’une revue professionnelle, le
directeur m’ayant confi é à lui prestement, comme on
se débarrasse d’un importun, sans fournir la moindre
explication.

Une usine comme celle-là, Penang en comprend
des dizaines, bâties à l’identique. Des cubes blancs
aux vitres bleutées, bordés de massifs de fl eurs, de
palmiers, de bananiers ou d’hibiscus, entassés dans
des zones dites « franches » où le secret est la règle.
Des enseignes couleur acier qui déclinent toujours
les mêmes mots : « Electronic Solutions », « Hockpin
Precision Engineering », « Western Digital », « LKT
Precision »… Des précisions et des solutions qui ne
m’apportaient aucune réponse. Je me sentais pris
de vertige. Mon esprit était anesthésié par le léger
ronronnement de l’air conditionné, par des considérations
techniques que je comprenais à peine, et
surtout par l’espace infini qui s’ouvrait devant moi.
Une île entière dédiée aux hautes technologies, une
Silicon Valley tropicale aux allures de campus. Des
kilomètres de hangars, de bureaux, d’immeubles aux
formes design, avec partout des brigades de travail
en uniforme, un badge à la pochette, qui profitaient
de la pause pour fumer une cigarette ou avaler un
morceau. Des trottoirs transformés en cantine où des
nouilles livides s’agitaient dans de grands woks. Des
pancartes « On recherche technicien, agent de surface…
», qui servaient de bureau d’embauche. Des
milliers d’employés fi lant, à califourchon sur leurs
motocyclettes pétaradantes de marques indiennes ou
chinoises, à travers des avenues aérées, avec au loin, en
toile de fond, une mer étale sillonnée par des bateaux
en partance ou sur le point d’accoster. Et enfin, au
milieu de toute cette agitation, de ce mouvement
perpétuel réglé comme une horloge, des sociétés de
gardiennage, des caméras de vidéosurveillance, des
murs, des grilles, des portes actionnées par des cartes
magnétiques, des fenêtres opaques, des laboratoires
impénétrables. Comment allais-je réussir à rattacher
le minerai que je traquais depuis des mois, couvert de
sang et de sueur, extrait d’une région plongée dans
une guerre sans fi n, à cet univers en gants blancs, feutré,
carré, aseptisé, à hygrométrie basse et température
constante, qui ignore soigneusement la touffeur de
la mousson, les fracas du monde et les principes du
Bureau international du travail ?

Et puis, soudain, un petit éclair se produisit, un bref
moment d’excitation à la vue d’une machine de marque
suisse allemande, aussi hermétique qu’un caisson
à oxygène pour star hollywoodienne. Notant enfi n
chez moi une curiosité non feinte, Nathan s’empressa
de me la présenter. Son appellation technique ? Un
« four de brasage tendre par refusion ». Une sorte de
grille-pain géant. Au sortir de l’appareil, des plaques
tombaient toutes chaudes d’un tapis roulant dans un
panier. Sur la surface en résine vert émeraude, on pouvait
apercevoir d’infimes pièces parallélépipédiques
ou tubulaires. Des centaines de têtes d’épingle ou de
rectangles de différentes tailles. Une ville miniature
faite de puces, condensateurs, électrodes, résistances
et autres diodes. Pour permettre au courant de circuler
entre ces diff érents éléments, on avait gravé ou
poinçonné sur le support plastifié un dédale de rues,
tout un réseau urbanistique, une suite de carrefours,
tournants, bretelles, ronds-points. Avec, en guise de
bitume, autour de chaque édifice, des taches blanches
que l’on imaginait toutes rôties, encore fondantes,
après leur passage sous les réflecteurs. Des larmes
d’argent qui brillaient sous l’âpre lumière des néons
scialytiques. De l’étain. Du meilleur, qualité Premium
grade, pur à 99,99 %. Un métal dense, bon conducteur,
facile à fondre, idéal pour faire la jointure entre les
composants et les connexions, les pâtés de maisons
et les pistes. On le repère aisément à son mélange
de lourdeur et de clinquant. Après avoir été suivi à
la trace durant près de 8 400 kilomètres, par-delà la
forêt équatoriale, les montagnes volcaniques, la savane
et l’océan Indien, il se montrait enfin sous sa forme
ultime et étincelante. En points de soudure sur une
carte électronique.

Mais, était-ce le bon ? Provenait-il des amas de
pierrailles aperçus une semaine auparavant de l’autre
côté du chenal qui sépare l’île du continent, dans
une vieille fonderie d’étain, la dernière de Malaisie,
à deux pas du terminal du ferry ? Une roche, entreposée
dans un hangar poussiéreux de la ville ouvrière
de Butterworth, que j’avais cru aussitôt reconnaître
à ses reflets rouge-brun, son aspect chaotique et
rugueux, tout juste délivrée de sa gangue terreuse.
Alors que pour les autres monticules, le pays d’origine
était nommé, on s’était contenté d’écrire à la
craie blanche, sur une planche en ardoise, « Africa »,
sans autre précision, comme si on avait voulu cacher
sa provenance exacte. Oubliés dans un coin sombre,
les fûts qui avaient servi à transporter le minerai ne
laissaient subsister, quant à eux, aucun doute sur
leur point de départ. On les avait percés par le haut,
comme des boîtes de conserve. « République démocratique
du Congo. Ministère des Mines. Centre
d’évaluation, d’expertise et de certification », indiquaient
les bordereaux collés sur leur tôle cabossée.
Dans un élan patriotique, l’expéditeur les avait même
peints aux couleurs nationales congolaises, avec la
bande rouge sur un fond bleu frappé d’un soleil
jaune. Diffi cile d’être moins discret. Je savais que la
matière partait dans l’industrie électronique, une fois
débarrassée de ses impuretés, de ses aspérités, de son
passé encombrant, une fois moulée en lingots et rendue
lumineuse, comme si elle sortait de Fort Knox,
comme lavée, blanchie de ses crimes. L’un des responsables
de la fonderie me l’avait confi rmé : « Son principal
usage aujourd’hui, c’est la soudure. » Après son
long périple, elle n’avait plus beaucoup de chemin à
faire pour atteindre sa dernière étape et accomplir sa
destinée. Il lui suffi sait de traverser le pont, longtemps
considéré comme le plus long d’Asie du Sud-Est, qui
relie l’île à la péninsule. Mais pour fi nir dans quels
parallélépipèdes blancs de la Penang Free Industrial
Zone ? À peine retrouvée, la voilà qui disparaissait
dans une nouvelle jungle, tout aussi impénétrable que
celle d’où elle avait été extraite. « Et cet étain ? Où
a-t-il été raffi né ? En Malaisie ? » J’avais pris mon
ton le plus anodin, le moins empreint de soupçon. La
réponse du business development manager indien tomba
avec la précision d’un test de décharge électrostatique
: « Non, il ne vient pas d’ici, répliqua-t-il d’un
ton sans appel. D’où ? Je l’ignore. »

Le bain de vapeur qui m’enveloppa, sitôt dehors,
me fi t regretter l’espace clos, mais climatisé, des ateliers
de montage. Georgetown, la capitale de Penang,
vit éternellement dans une brume à la fois diaphane
et lourde comme du plomb fondu. Dans cet ancien
comptoir colonial anglais au charme désuet, tout se
liquéfie : les murs pastel et pourrissants des vieilles
maisons de thé, les touristes, que l’on croise aff alés
à l’arrière des rickshaws, bouillis par la chaleur, les
joueurs de mah-jong, allongés le long du trottoir, qui
ont tout juste la force de faire claquer leurs jetons sur
le plateau de bois. Tout un kitsch oriental qui dégage
une odeur d’humidité ou des relents de moisi, suivant
l’heure de la journée. Un décor délavé, soigneusement
entretenu par une ville classée depuis peu
patrimoine de l’humanité, à coups de lampions de
papier accrochés aux frontons des maisons, de petits
autels éclairés par des bougies, de bâtons d’encens, de
colliers de fl eurs et de portes vernissées.
Sharanjit était encore détrempé par sa course sous
des trombes d’eau. « Il n’y a plus de saisons », maugréat-
il, avant d’incriminer le « réchauffement global ».
Journaliste, il dirigeait la rédaction locale du New
Straits Times, un quotidien de tendance plutôt gouvernementale. Sortie du pantalon, sa chemise de
coton, déjà froissée, dégoulinait. Il portait des lunettes
noires et un bracelet métallique gris au bras gauche,
signe de son appartenance à la communauté sikh.
Nous avions trouvé refuge dans une gargote chinoise,
une grande salle à claire-voie, qu’aucune cloison ne
protégeait des intempéries, à l’angle de Queen et de
Church Street. La pluie venait battre sur nos assiettes
remplies de riz et de poulet à la sauce de soja. Je lui
expliquai mon intention de reconstituer la chaîne de
l’étain, d’identifier chacune de ses boucles, de suivre
le métal depuis sa source jusqu’à son utilisation fi nale.
Ma quête le laissait de marbre. « De l’étain, vous
dites ? » Il se souvenait des mines, autrefois nombreuses
dans le pays, mais qui avaient presque toutes
fermé dans les années 80. Une histoire révolue, appartenant
à un autre siècle, quasiment oubliée, comme
le charbon en Lorraine. Il ignorait l’importance du
métal pour l’industrie électronique. Pour tout dire, il
ne voyait pas trop l’intérêt du sujet et encore moins
comment le traiter. Il me parla de la zone franche, de
sa main-d’oeuvre surtout féminine, « des immigrantes
pour la plupart », de l’impossibilité d’y faire grève
ou d’adhérer à un syndicat, des salaires de misère qui
s’y pratiquaient, entre 500 et 800 ringgits malaisiens,
l’équivalent de 100 à 180 euros par mois.

« Avec
de telles sommes, vous pouvez à peine payer votre
loyer. » Il devait trouver étrange mon obsession pour
un vulgaire métal. La prenait-il pour un hobby ou me
prêtait-il des visées plus mercantiles ou plus sombres,
une espèce d’espionnage industriel ? Pour justifier
ma démarche, je fus contraint de convoquer tous les
morts et tous les monstres de l’est du Congo, je dus
évoquer les massacres de masse, les viols, la guerre qui
y faisait rage depuis quinze ans, l’argent tiré du pillage
des minerais qui servait à acheter des armes et à galvaniser
les troupes. Je lui dis que la carte des ressources
naturelles correspondait à celle des groupes armés. À
chaque bande, sa mine, son business, ses esclaves, ses
taxes, ses barrages et sa substance inconnue au nom
dérivé d’une divinité grecque ou romaine. Tantale,
colombite, or, diamants, wolfram, niobium… Et surtout,
depuis quelques années, la cassitérite, le principal
minerai de l’étain. Je lui racontai avoir traqué cette
matière depuis l’un de ses plus gros gisements, au fond
de la jungle, dans l’est du Congo, jusqu’ici, aux portes
de la Malaisie. Toujours sceptique, Sharanjit me dit
qu’il en parlerait à un ami, un ingénieur, mais il ne
savait pas si cela allait donner quelque chose. Une
sonnerie fi t vibrer son portable sur la table en formica.
Les pluies torrentielles venaient de provoquer
un glissement de terrain, à deux pas de là, plusieurs
maisons avaient été emportées. Sharanjit devait regagner
au plus vite sa rédaction. La nouvelle ferait, le
jour d’après, la couverture de l’édition locale du New
Straits Times.

À Penang, tout finit par s’écrouler, espoirs et certitudes
compris. Ce que j’avais pris pour l’aboutissement
d’un long voyage se révélait n’être qu’une
étape. Au contact de la mousson, l’étain s’était dilué,
distillé. On l’avait dispersé en un milliard de gouttelettes,
dissimulé dans des engins compliqués, sous
des coquilles hermétiquement scellées, en quantité
si infi me qu’on avait parfois oublié jusqu’à sa présence.
Quand il n’était qu’un morceau de roche, à la
valeur incertaine, des gangs armés, des seigneurs de
la guerre se battaient pour lui. Recouvert de glaise,
tout juste sorti des entrailles de la terre, il provoquait
des tueries. À peine transformé en métal, au moment
même où il atteignait son prix le plus élevé à la
Bourse de Londres, il devenait négligeable aux yeux
de ses nouveaux détenteurs. Comme si, après avoir
été chargé de désirs, de fantasmes, de rêves de puissance
et de richesse, il avait brutalement perdu tout
attrait, une fois rendu à sa froide nudité. Quel poids
représente-t-il, dans un portable ou une console de
jeu ? Quelques grammes, tout au plus, un chiff re
insignifiant. Qu’importe, même, son prix. Que valent
cinq ou dix centimes par rapport au coût total de la
machine ? Il ne pèse rien et il est omniprésent. PC,
MP3, cellulaires, PlayStation, caméra digitale, décodeurs,
radio, hi-fi , scanners, imprimantes, voitures,
avions, tout ce qui comporte de l’électronique, toute
notre modernité en contient une trace. Rien que sur
le lit de fer de ma minuscule chambre d’hôtel, coincé
entre le lavabo et une fenêtre rendue aveugle par la
poussière, j’avais extirpé de mon sac deux téléphones,
dont un vieux boîtier gris terne, acheté en Géorgie
et qui acceptait toutes les cartes Sim de la planète,
un appareil photonumérique et un ordinateur por-
tatif. Soit pas moins de quatre instruments, avec leurs
chargeurs, leurs câbles noirs ; deux ou trois de trop,
sans doute, mais dont j’aurais eu du mal à me passer,
à cause du sentiment rassurant qu’ils me procuraient
d’être ainsi connecté au reste du monde. Et, sur l’un
d’entre eux, une inscription – « Made in Japan » – qui
ne signifi ait pas grand-chose, vu qu’il renfermait, en
toute probabilité, des éléments produits dans dix pays
différents. Sans compter un vieux poste de télévision,
suspendu au mur, qui diffusait une image crachotante,
et, sur la table en bois, une télécommande encrassée.
L’étain est partout.

Le long de la côte, à la sortie nord de Georgetown,
la mer et le ciel, soudés au point de se confondre,
fi gés comme une plaque d’huile, avaient pris sa couleur
argentée. Mister Singh faisait face à la muraille
aqueuse, à ses deux tranches grises posées l’une sur
l’autre. Assis dans un fauteuil en rotin, il observait,
entre les barreaux de la balustrade, un gecko, lézard aux
dimensions préhistoriques, glissant sur l’eau immobile,
à proximité du rivage. La véranda, toute en bois
sombre, résonnait du tintement des glaçons dans
les verres. Mister Singh, la cinquantaine, une paire
de moustaches en losange, passait, comme tous les
dimanches, la journée avec sa famille, au Penang
Swimming Club, un legs des Anglais bâti juste avant
l’indépendance. Pendant que ses enfants nageaient
dans la piscine olympique, il buvait une Tiger, la
bière de Singapour, sous un ventilateur en acajou
qui brassait un air tiède et quelques rêves coloniaux
défunts. C’était un vieux camarade de Sharanjit, avec
qui il partageait, comme son patronyme l’indiquait,
les mêmes origines sikhs. Ingénieur de formation, il
effectuait depuis quinze ans des contrôles de qualité
pour une multinationale américaine. « Si je laisse passer
le moindre défaut, tout retombe sur mes épaules
et on me vire. Oui, le job est stressant, fi t-il en souriant.
C’est pour ça que j’ai des cheveux blancs. »
Du fait de ses fonctions, il connaissait parfaitement
l’ensemble de la filière électronique malaisienne.
Pour les besoins de la démonstration, il avait apporté
un modèle de circuit imprimé. Il pointa son doigt
sur des carrés minuscules : « Le composant a été placé
sur la plaquette en silicone. Vous voyez ses pattes, ses
terminaisons métalliques ? Elles sont reliées à des fils
de cuivre qui forment une sorte de squelette. Au
contact de l’air, le cuivre s’oxyde et perd sa conductivité.
Pour le protéger, on l’a recouvert d’étain, le
plus souvent par électrolyse. C’est un processus très
délicat. Il ne faut pas que l’étamage soit trop mince
ou trop épais, sous peine de craqueler. La machine
qui fabrique cette puce peut, en douze heures, en
produire 500 000 unités et consommer l’équivalent
d’un lingot d’étain, soit 24 kilos. »

Quelques années plus tôt, on utilisait un alliage
composé de 60 % d’étain et de 40 % de plomb. Ce
dernier avait l’avantage de fondre à une température
très basse, d’être ductile et surtout peu onéreux. Tout
avait changé avec l’entrée en vigueur, le 1er juillet 2006,
d’une directive européenne désignée par une étrange
succession de capitales et de minuscule, RoHS. Un
acronyme imprononçable correspondant à une formule
qui ne peut avoir germé que dans un esprit
bureaucratique et dont chaque terme avait dû faire
l’objet de négociations acharnées entre eurocrates et
industriels : Restriction of the use of certain Hazardous
Substances in electrical and electronic equipment. En français,
cela donne : « Restriction apportée à l’usage de
certaines substances dangereuses dans les équipements
électriques et électroniques ». Six matières hautement
toxiques étaient visées : le mercure, le cadmium, le
chrome hexavalent, les polybromobiphényles (PBB)
et polybromodiphényléthers (PBDE), deux produits
destinés à rendre les matières plastiques moins infl ammables,
et, surtout, le plomb. À partir de la date butoir,
tous ces poisons devaient avoir quasiment disparu des
appareils ménagers, équipements informatiques ou
de télécommunication, outils électriques ou électroniques,
jouets et distributeurs automatiques. Une
révolution, lentement suivie par le reste du monde.
La Californie, le Japon ont très vite adopté des réglementations
semblables. Exit le plomb dans les points
de soudure des circuits imprimés. Depuis, le prix de
l’étain avait plus que triplé. En 2008, il s’échangeait
autour de 10 000 dollars la tonne. Deux ans plus
tard, il atteint les 18 000 dollars au London Metal
Exchange. En avril 2011, il culmine à 33 100 dollars.
Son cours est dopé par les nouvelles normes environnementales
et, surtout, par cette fameuse loi de
Moore, du nom de l’un des fondateurs d’Intel, qui
prévoit le doublement tous les cinq ans du volume
de données susceptibles de tenir dans une carte mémoire.
Soumis à cette croissance exponentielle, logiciels,
ordinateurs et les milliers d’éléments qui les composent
se renouvellent à un rythme effréné, sans
équivalent dans l’histoire humaine.

On croyait les métaux condamnés par le progrès,
promis à la casse, comme de vieilles usines couvertes
de suie. Les voilà de nouveau élevés au rang de denrées
stratégiques, de valeurs refuges, de moteur de la
croissance. Les nouvelles technologies ne peuvent pas
s’en passer. Elles en consomment de plus en plus, au
risque d’épuiser rapidement les réserves existantes.
Les grandes nations, Chine en tête, se disputent les
moindres gisements et commencent à constituer des
stocks. Après deux siècles dominés par la terre et le
feu, on nous avait annoncé le règne de l’air et de
l’eau. De l’immatériel, du rêve, de la fluidité. C’est la
revanche du pondéreux sur le virtuel. Sans gallium,
cobalt, antimoine, tungstène, tantale, indium, nickel,
rhodium et bien d’autres corps simples aux noms
compliqués, pas d’imageries médicales, de superalliages,
de puces, de transistors, d’écrans à cristaux
liquides, de cellules photovoltaïques, de catalyseurs…
Et sans étain, pas de connexions, donc pas d’électronique.
Je demandai à Mister Singh s’il pouvait m’aider à
reprendre le cours de mon enquête, quelle pouvait
être l’étape suivante, à quelle porte il fallait frap-
per ? Il me conseilla de voir du côté des fabricants
de soudure, il en connaissait au moins cinq dans la
région, dont une société nippone, à une trentaine de
kilomètres plus au sud. « Vous pouvez essayer de les
voir, mais les Japonais ne disent jamais rien. » Certains
d’entre eux n’étaient que des intermédiaires. Ils se
contentaient de revendre l’étain à des industriels plus
spécialisés qui adaptaient l’alliage et la conformation
de la soudure aux besoins du client. Leurs acquéreurs
produisaient des composants ou assemblaient des
cartes électroniques. Ils travaillaient eux-mêmes pour
d’autres sous-traitants, et ainsi de suite. Une cohorte
sans fi n d’anneaux entrelacés se déroulait devant moi.
Le nombre de ses maillons ne cessait de grossir. Tout
était disséqué, coupé en morceaux de plus en plus
petits, dispersé d’un bout à l’autre de la planète, en
fonction de la valeur ajoutée au produit, du degré
de compétence nécessaire à sa fabrication et du coût
local de la main-d’oeuvre. Loin, très loin, en bout de
chaîne, on trouvait bien sûr les grandes marques, celles
que tout le monde connaît. « Motorola, Hitachi, Sony,
Panasonic, Siemens, Bosch… Elles sont presque toutes
présentes, ici, dans la zone franche », expliquait Mister
Singh. Mais réduites à l’état de coquilles à moitié vides,
débarrassées de la plupart de leurs activités productives,
de toutes ces usines lourdes et encombrantes,
de leurs armées de travailleurs, de leurs machines outils
menacées d’obsolescence. Dans les années 80,
ces entreprises concevaient et créaient sous leur toit
presque tout ce dont elles avaient besoin : puces,
logiciels, disques durs, modems, écrans, boîtiers… Près
de vingt ans plus tard, les trois quarts de la production
électronique dans le monde avaient été externalisés,
exilés dans des contrées lointaines, confiés à d’autres,
plus petits, à des centaines de fournisseurs diff érents,
interchangeables, qui s’étaient dépêchés de déléguer,
à leur tour, une partie de leurs tâches ingrates à plus
vulnérables et plus corvéables qu’eux. Mister Singh
promit de se renseigner. Une semaine après mon
retour à Paris, je trouvai un mail de lui plutôt elliptique
avec, en document attaché, les coordonnées de
deux fabricants de soudure installés en Malaisie.

Nos téléphones cellulaires, nos caméras, nos ordinateurs,
font partie de nous. Ils sont nos prothèses,
ils prolongent nos sens, nos organes, ils remplacent
l’ouïe, le toucher, la vue, la voix, la mémoire… Ils
consignent, tels des fi chiers de police, nos secrets
les plus intimes, amours, doutes, peurs, trahisons. Ils
nous servent de lucarne sur le monde, de lien avec
nos semblables, ils nous rapprochent des autres pour
mieux nous isoler, ils ont su se rendre indispensables
et nous accompagnent presque partout, ils sont nos
prisons, nos cages portatives. Quand nous souhaitons
obtenir quelque chose d’eux, nous les effl eurons,
nous caressons leurs écrans avec le pouce et l’index
comme s’il fallait les amadouer. Lorsqu’ils se bloquent
ou se brouillent, on leur prête les pouvoirs magiques
d’un talisman. Aux adultes que nous sommes, ils
tiennent lieu d’objets transitionnels, de doudous, de
gros nounours. On finirait presque par leur parler,
par les bercer, les habiller, les affubler d’un petit nom.
Quoi de plus naturel que d’ôter leurs effets après
les avoir parés de tant de vertus, de les démonter, de
chercher à savoir de quoi ils sont faits ? De percer,
à notre tour, les mystères qu’ils renferment ? De
raconter leur histoire puisqu’ils connaissent la nôtre ?
De découvrir le sort de ceux qui ont concouru à
les produire ? Tous les humains qui ont mis dans ces
objets une portion d’eux-mêmes et avec qui nous
sommes désormais unis par un pacte de métal. Et,
surtout, les premiers d’entre eux, les chasseurs de
minerai, qui ne sont recensés par personne, qui ne
fi gurent dans aucune comptabilité. Des hommes qui
ne prétendent même pas au statut de mineurs, cette
aristocratie ouvrière. Un tel qualificatif supposerait
des forages, des géologues, des monte-charges, une
organisation, alors qu’ils ne sont que des creuseurs
aux mains nues, condamnés aux oubliettes, des taupes
enrôlées de force dans un conflit sans fin.

Pour s’y retrouver, dans l’est du Congo, les guerres,
on les numérote : la première entre 1996 et 1997,
la deuxième entre 1998 et 2003, la troisième en
2006, la quatrième en 2008. Depuis janvier 2009,
on préfère parler d’« opérations », gratifiées de noms
swahilis, tous plus pacifiques les uns que les autres,
mais aux effets toujours aussi meurtriers. Quels que
soient leurs noms de code ou leurs matricules, elles
n’intéressent guère les médias occidentaux. Elles suscitent
une attention de plus en plus rare, même lors
d’un massacre ou d’un bref sursaut d’indignation des
grandes puissances. Une ONG, International Rescue
Committee (IRC), a voulu évaluer le nombre total
de victimes qu’elles ont provoquées. En additionnant
les civils et les militaires tués lors des combats, les
décès consécutifs à la famine, au manque de soins
ou à la maladie, et le défi cit des naissances, l’association
est arrivée à 5 millions de morts. Un chiffre
énorme, évidemment imprécis et contesté, mais qui
donne la mesure de la tragédie. Pourquoi ces pertes
ne comptent-elles pas ou si peu ? Est-ce l’eff et d’une
lassitude due à la récurrence du conflit, à sa longévité
exceptionnelle ? Ou d’une méconnaissance ? De
la difficulté d’appréhender cette orgie de violence,
d’identifier les coupables, de dissocier les adversaires
sur cet immense champ de bataille, sans ligne de front,
sans véritables armées, où s’entremêlent des bandes,
des États voisins, des communautés traditionnelles,
des intérêts politiques et financiers ? Ou est-ce dû à
la faible retombée, en apparence du moins, de toute
cette horreur sur la marche du monde ? De son éloignement
de toute route commerciale, de tout lieu
considéré comme stratégique ?

Faute d’éclaircissements,
le grand public n’y comprend rien ou finit par
adhérer à des explications essentialistes qui attribuent
la cause du mal à on ne sait quelle « malédiction »
africaine, à d’inextricables haines séculaires.
La fureur destructrice qui frappe cette partie de
la planète a, bien sûr, de multiples causes : la surpopulation
rurale, les conflits fonciers, la manipulation
par les gouvernants successifs des identités tribales et
ethniques, un État à la fois prédateur et défaillant, les
contrecoups du génocide des Tutsis au Rwanda voisin.
Mais, avec le temps, les vieilles querelles ont fi ni
par s’embrouiller. Dans la région des Grands Lacs, la
guerre est la continuation de l’économie par d’autres
moyens. Elle « s’autofinance », comme a pu dire, avec
cynisme, l’un de ses bénéficiaires, le président rwandais
Paul Kagamé. Elle vit de cueillette, de rapines.
Elle se nourrit d’arbres vendus sous forme de charbon
de bois, de bêtes sauvages réduites en viande de boucherie,
de chanvre et, surtout, des ressources du sous sol.
Des monticules de minerais rares ou précieux.
Les combattants sont devenus des entrepreneurs. Ils
peuvent nouer des alliances avec leurs pires ennemis,
si la bonne marche des aff aires l’impose. Leurs offensives
obéissent à des business plans. Leurs scissions
cachent des différends commerciaux. Leurs victoires
se mesurent en tonnes extraites, non en mètres carrés
conquis. Ce n’est pas la première fois que l’on tue en
Afrique pour ses richesses naturelles. Dans la province
du Katanga, au Sierra Leone, au Liberia, en Angola,
par-delà les grands discours, l’enjeu était le même. Du
cuivre, de l’or, des diamants, du pétrole. Mais jamais,
depuis les indépendances, la cupidité de quelques uns
n’a eu un coût humain si élevé. Les affrontements
se poursuivent parce que les belligérants en profitent
tous, à des degrés divers. Le grand jeu du gagnant gagnant,
de la réussite à tous les coups. Les vaincus ?
Toujours les mêmes : civils, vieillards, femmes, enfants.
Des régions entières emportées dans ce que Joseph
Conrad appelait déjà, quand le roi Léopold et ses
compagnies concessionnaires dépeçaient le bassin du
Congo, « la ronde de la mort et du négoce ». Une
carmagnole funèbre.

J’avais décidé de me laisser entraîner dans ce tourbillon,
d’accompagner la roche dans son long voyage,
de la prendre en filature, comme une délinquante,
d’assister à ses épreuves successives, d’épier chacune
de ses métamorphoses, jusqu’à sa disparition dans
des appareils électroniques, nos nouveaux objets de
culte. Les circuits imprimés ont quelque chose de
totémique. Avec leurs surfaces hérissées d’aiguilles,
ils évoquent des rites sacrificiels, des figures de douleurs,
ils rappellent les fétiches à clous du Congo, ces
statues entaillées par des centaines de tiges de métal,
qui donnent le frisson. L’une d’elles était exhibée,
devant un hôtel fréquenté par les humanitaires et les
diplomates à Goma, sur les bords du lac Kivu ; un
exemplaire particulièrement eff rayant avec sa taille
d’enfant, son corps transpercé de toutes parts, ses
yeux béants. Cette divinité, dit-on, rend la justice.
Elle consigne promesses et serments, puis punit ceux
qui y contreviennent. Les clous plantés dans le bois
fi xent les griefs et activent les châtiments, la mort, le
plus souvent. À chaque pointe correspond une souffrance.
Je n’étais pas le premier à vouloir rattacher les
minerais de sang aux symboles de notre modernité,
le coeur des ténèbres à la lumière des étals. Quelle
est la contrepartie de la mondialisation ? Bien avant
l’émergence d’un village global, la question hantait
déjà les Lumières. « C’est à ce prix que vous mangez
du sucre en Europe », dit l’esclave de Surinam à
Candide pour expliquer son état horrible, ses haillons,
sa jambe gauche et sa main droite amputées. Et
aujourd’hui, à quel prix parlons-nous au téléphone,
consultons-nous Internet ou photographions-nous
les êtres qui nous sont chers ? Des associations humanitaires
ont tenté d’établir le lien entre cette guerre
africaine et l’électronique, mais en effectuant le trajet
inverse, en commençant par la fi n, par les grandes
marques. Elles leur ont demandé, par courrier, de
certifier que les substances qu’elles utilisent dans leurs
appareils ne servent pas à financer des groupes armés.
Les multinationales ont simplement répondu ignorer
la source de leurs métaux. Dans la longue chaîne de
la sous-traitance, elles ont prétendu être capables de
remonter deux strates en arrière, aux fournisseurs de
leurs fournisseurs, pas au-delà. Pourquoi auraient elles
cherché à aller plus loin ? Savoir, c’est assumer.
Toute la logique de l’externalisation consiste à rejeter
les problèmes et les responsabilités sur les autres.

À la fin du dix-neuvième siècle, des écrivains,
Mark Twain, Conan Doyle, Joseph Conrad, Anatole
France, des prélats, tel l’archevêque de Cantorbéry, le
magnat de la presse William Randolph Hearst, lancèrent
à propos du Congo la première grande campagne
humanitaire internationale. Ils organisèrent des
milliers de conférences, ils haranguèrent les foules en
Angleterre, aux États-Unis, sur le Vieux Continent, et
signèrent un nombre plus grand encore d’articles de
presse enflammés. Pendant des années, ils dénoncèrent
inlassablement les terribles exactions commises, au nom
et surtout au profit du roi des Belges, Léopold II, dans
ce qui était alors sa propriété personnelle, « l’État
indépendant du Congo ». Le travail forcé, instauré
par les compagnies concessionnaires, pour obliger
les populations à collecter d’abord l’ivoire, puis le
caoutchouc, les meurtres de masse perpétrés par les
milices ou la « Force publique », les mains, les pénis
sectionnés, les coups de chicote, ce fouet en peau
d’hippopotame qui laisse des cicatrices permanentes,
les villages incendiés, les pillages. L’indignation fut
telle que Léopold dut renoncer à sa terre à butins. En
1908, il en confia avec regret l’administration à l’État
belge.

Un siècle plus tard, les atrocités commises dans la
région des Grands Lacs ne suscitent plus de vastes
mouvements de protestation, sans doute parce qu’elles
n’ont pas de coupables aisément identifi ables, à part
un ou deux obscurs seigneurs de la guerre, jugés
par la Cour pénale internationale de La Haye, dans
l’indiff érence médiatique. Comment désigner l’auteur
d’un crime quand il revêt tant de masques successifs,
comme ces poupées gigognes emboîtées les unes dans
les autres ? Lorsqu’il se confond avec des centaines de
milices aux sigles fantaisistes et une longue suite de
commanditaires anonymes ? Sur qui pointer une responsabilité
dès lors qu’elle a été fragmentée, diluée,
externalisée à l’infini ? Et si le sillage d’un minerai
permettait de remonter une piste que chacun s’est
employé à brouiller ? S’il suffi sait de suivre les cailloux
minuscules, les scories, tombés sur sa route, pour
donner des noms, des visages à un confl it oublié, pour
le rendre un peu plus intelligible, surtout, pour le
relier au reste du monde ?

L’étain pouvait me servir de pendule, de guide
pour mieux comprendre un système économique
devenu insaisissable. Il allait peut-être me permettre
de remonter à sa source, de détecter ses maux. Il suffi
sait de le laisser osciller au bout de son fi l. Il me
montrerait la voie. L’idée de partir ainsi à l’aveuglette,
de serpenter le long d’un chemin, pas à pas, sans savoir
où il menait, me plaisait. J’ai toujours préféré les lents
déplacements à travers des mers ou des territoires
aux grands sauts en avion. Ce que j’aime par-dessus
tout, c’est franchir des frontières, traverser des no
man’s land, voir le paysage, la végétation, la nature des
roches, l’architecture, le climat se modifier progressivement.
Un goût qui me vient de ma grand-mère
paternelle. Frappée par la polio, durant ses études de
médecine, et souffrant de ne plus pouvoir marcher
seule, sans la main d’un de ses enfants, cette femme
minuscule et débordante d’énergie adorait voyager
et prendre ainsi sa revanche sur une maladie censée
la condamner à l’immobilité. Elle était comme la
pierre que je poursuivais, inerte et pourtant toujours
en mouvement. Elle défiait les lois de la pesanteur
en parcourant des milliers de kilomètres en voiture,
un habitacle qu’elle quittait le moins possible. Pour
elle qui refusait de porter des béquilles ou d’exhiber
un quelconque signe d’invalidité, c’était sa caravane,
sa chaise roulante, ses jambes retrouvées.

Afin de lui
éviter la fatigue ou plutôt l’humiliation d’avoir à gravir
un escalier et arpenter des couloirs jusqu’à une
chambre d’hôtel, nous passions nos jours et nos nuits
dans une vieille Volvo rouge à la carrosserie carrée.
Elle dormait, au hasard des parkings, assise à l’avant.
Elle ne cherchait pas à visiter des musées ou des sites
touristiques. Son but était moins de découvrir des
contrées lointaines ou exotiques que de couvrir des
distances les plus longues possible dans sa carapace
de métal et de planter de nouvelles épingles sur sa
mappemonde intérieure.

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Editeur : Grasset (4 janvier 2012)
Collection : Documents Français


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