Vu de l’hôpital: « «Ah oui, Mme V… Elle est partie» (20)
Chronique de la bataille des hommes en blanc. Jean-Paul Mari suit au jour le jour le combat d’une équipe médicale dans un hôpital d’Ile-de-France.
Le spectacle est inouï. Dans le box de réanimation, tout le matériel est là, prêt à l’emploi, moniteur, respirateur, pousse-seringue, bouteilles d’oxygène. Ne manque qu’une chose : le lit avec son malade, homme ou femme, septuagénaire ou « jeune » de 50 ans, intubé, luttant contre la mort au rythme d’automate du poumon artificiel. Un lit, une chambre disponible. Quel vide, quel silence ! Et le plus inouï est qu’il y en a trois autres de libres.
Inimaginable voilà une semaine à peine quand on se battait pour arracher une place pour « son » malade en danger de mort, en téléphonant à tous les hôpitaux de Tours à Orléans. La Réa exhalait alors le souffle rauque d’un grand corps animal pris par la fièvre. Tout clignotait, sonnait, haletait, comme dans un poste militaire d’urgence au soir d’une affreuse bataille. Aujourd’hui, dans le premier box à gauche, un vieillard sourit sous son masque, Optiflow, capable de lui insuffler 60 litres d’oxygène par minute. Le vieux monsieur a été mis assis, pour mobiliser son muscle du diaphragme, donc il va mieux.
Devant sa chambre, à la dernière visite, il y avait là deux femmes, le nez collé à la vitre, sa sœur et sa fille, qui veillaient leur parente, jour et nuit. « Ah oui ! Madame V. » se rappelle Lorraine, jeune chef de service, « un cas sévère ». Une institutrice blonde de 53 ans, asthmatique, cancer du sein, Covid Plus. Quinze jours de combat acharné. Et les complications inévitables d’un corps martyrisé par l’intubation : «elle est partie». Mais l’équipe ne l’a pas oubliée. Ce week-end, cinq autres malades sont « partis » eux aussi, souvent des jeunes, Afghans, Pakistanais, migrants isolés dont personne ne réclamera le corps.
La courbe des morts en France n’a pas encore atteint son pic. La bonne nouvelle est qu’ils ne sont pas remplacés au même rythme. Le reflux est infime, mais réel. Il était temps. Près de 7000 patients en réanimation, 2700 en île de France, 34 dans cet hôpital, on avait atteint le point de saturation. « Je ne veux pas revivre l’enfer de mars », dit Christian, la soixantaine, l’unique logisticien du service. Au premier jour de la vague, il a vu arriver une gentille dame, malade, mais consciente. Quelques heures plus tard, il la revoit, intubée, à plat ventre, dans le coma. Le déclic : « j’ai compris la violence du cataclysme à venir ».
Depuis, il est là, de 6h à 20H, sept jours sur sept, sans faillir, pour assurer au service les 500 masques quotidiens, les 1200 sur-blouses, cathéters ou bouteilles d’oxygène, tout le matériel dont il est interdit de manquer : « on a tenu, on tiendra ». Même si chacun redoute une deuxième vague après le 11 mai. « J’ai un rêve » dit Lorraine l’urgentiste, « c’est prendre de vraies vacances cet été avec mon compagnon. Reste la fermeture des frontières…il vit aux Etats-Unis ! ».
Quelques lits vides, des soignants aguerris, un éclat de lumière au bout du tunnel, comme un espoir. Sans doute. Mais allez donc dire aux enfants de Madame V. que le pire est derrière nous.
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