Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

La grande route de l’Empire

publié le 07/01/2007 par Marc Epstein

Ce n’est pas une route, mais une épopée: la Grand Trunk Road. «Un merveilleux spectacle, écrivit Rudyard Kipling il y a près de cent ans. Elle traverse les Indes de part en part, sur 2 500 kilomètres; elle est la colonne vertébrale du sous-continent, le monde entier va et vient le long de ce fleuve de vie comme il n’en existe nul autre au monde.»

Construite au milieu du xvie siècle par Chir Khan (le «Seigneur tigre»), améliorée par les colonisateurs britanniques au milieu du siècle dernier, la «GT» relie les hauteurs de Peshawar, près de la frontière afghane, aux ruelles pestilentielles de Calcutta, dans le golfe du Bengale (voir la carte page 44). Son tracé suit le chemin emprunté par les hordes de conquérants aryens, moghols et autres, de sorte que, si notre civilisation est bel et bien «indo-européenne», le trait d’union doit beaucoup à cette voie d’accès. Les fidèles de cinq grandes religions – l’islam, l’hindouisme, le bouddhisme, le sikhisme et le jaïnisme – vivent le long de la GT. Et, dans «Kim», son merveilleux roman, Kipling en fit un axe symbolique de la Roue de la vie: un jeune aventurier et un vieux sage s’y lancent à la recherche d’espions russes et du sens de l’existence.
Au début du xviie siècle, c’est à pied que Thomas Coryate, bouffon préféré du roi Jacques Ier, à la cour d’Angleterre, accomplit une partie du trajet. Quelques années plus tard, le Français Jean-Baptiste Tavernier, négociant bijoutier, se rend régulièrement en Perse et aux Indes. Afin de voyager «honorablement» dans ces contrées, il recommande l’emploi d’un palanquin «à ceux qui peuvent se permettre de prendre leurs aises». Pour faire bonne impression, Tavernier conseille aussi l’embauche de «20 ou 30 hommes armés – de flèches et d’arcs pour certains, de mousquetons pour les autres – qu’il faudra payer autant que les porteurs du palanquin». Pour le spectacle, ajoute-t-il, «on se fait parfois précéder d’un
drapeau».
Tavernier ne reconnaîtrait pas la GT aujourd’hui. Les chars à bœufs l’empruntent toujours, les chameaux et quelques éléphants aussi, mais la voie est devenue l’un des axes routiers les plus pollués de la planète. La moindre de nos routes nationales connaît un trafic plus dense, mais ici des camions défiant les règles de l’aérodynamique (et celles de la conduite) partent à l’assaut d’un ruban de macadam large d’une douzaine de mètres environ. Beaucoup terminent leur voyage contre un arbre ou dans le fossé. Entre ces mastodontes rugissants se faufilent voitures des années 40, tricycles à moteur et minibus poussifs, sans oublier les chiens galeux, les chameaux philosophes et les ours de foire. Les piétons, enfin, sont visiblement plus terrifiés que les vaches sacrées, qui, en Inde, ont la priorité sur tout le monde… et le savent. Ah, il est beau, ce «fleuve de vie» chanté par Kipling!
Pendant six semaines, les envoyés spéciaux de L’Express ont vécu l’aventure de cette route. Sans palanquin, ni drapeau, ni vache sacrée. C’est donc dans des taxis locaux, aux chauffeurs d’humeur et de compétence variables, qu’ils ont traversé ce maelström, des montagnes de l’Hindu Kush au delta du Gange. Baignés, dans les derniers kilomètres, par les pluies de la mousson. Au hasard des rencontres et d’une errance voulue, voici donc une fenêtre ouverte, rien de plus, sur le sous-continent indien. 1 milliard d’habitants y vivent. Près d’un quart de l’humanité.

Lire tous les articles de la série « la route de l’Empire »

La grande route de l’Empire: Les fantômes du Pendjab
La grande route de l’Empire – Des taches sur le Taj Mahal
La grande route de l’Empire – Le progrès plane sur Bénarès
La grande route de l’Empire – Aux quatre coins de Calcutta


Copyright L'EXPRESS - Tous droits réservés