En Libye, un permis de tuer ?
par Jean-Paul Mari
La Libye vient d’interdire ses côtes à tout navire étranger. Une décision qui vise à criminaliser l’action des ONG, à les réduire à l’inaction, à laisser les migrants se noyer sans témoins.
La décision est sans précédent. La Libye a annoncé le 10 août qu’elle interdisait tout navire étranger près de ses côtes. Elle crée - sinistre farce - une «zone de recherche et de sauvetage» où les navires ne pourront pas pénétrer sans autorisation, voire sans «demande express» des autorités libyennes, en particulier pour les bateaux des «ONG qui prétendent vouloir sauver les migrants». Le commandant de la base navale de Tripoli qui a fait cette martiale annonce s’irrite de ceux qui «manquent de respect aux garde-côtes et à la marine libyenne»…
En clair, la Libye interdit aux ONG de travailler dans cette région de la Méditerranée, bien au-delà de la limite des 12 milles marins de ses eaux territoriales. Jusqu’où ? Elle ne le dit pas. Et s’octroie le droit d’aller arraisonner des bateaux étrangers dans les eaux internationales. Déni de droit.
Pour mémoire, tous les observateurs savent que les garde-côtes libyens n’ont rien à voir avec leurs homologues européens, qu’ils sont souvent constitués de simples milices brutales et corrompues. Leurs «sauvetages» consistent pour l’essentiel - quand ils n’ont pas été assez soudoyés par les passeurs à terre - à aborder les radeaux pneumatiques, à rafler hommes, femmes et enfants, à les ramener vers les prisons de Tripoli où ils sont battus, violés, rançonnés et doivent payer - encore ! - pour pouvoir avoir le droit de se retrouver en enfer.
Tous les rescapés l’attestent, la Libye est un cauchemar pour les migrants, surtout s’ils sont noirs et chrétiens. A un médecin humanitaire qui lui demandait pourquoi il était dans cet état et de quoi il souffrait, un naufragé a répondu : «J’ai mal à la Libye.» Humiliations, exploitation, tortures, viols : hommes et femmes, tous ont vécu la même chose. La Libye a réinventé la traite négrière.
On imagine mal que les autorités d’une partie de ce pays, qui parlent si fort aujourd’hui, le font sans l’accord tacite des pays européens. Ce n’est pas une surprise. Ces dernières semaines, l’offensive contre les ONG est devenue générale. Paris, Berlin et Rome mettent désormais en cause le travail des ONG. Le chef d’accusation ? Les humanitaires seraient… complices des passeurs libyens.
Au départ, il y a peu de chose dans le dossier. Une déclaration d’un procureur de Catane, l’hostilité affichée et attendue de l’agence Frontex, un flot de rumeurs et d’insinuations sur les «vraies» motivations des ONG, leurs méthodes, leurs financements, etc. Une sale campagne de discrédit reprise, amplifiée et déformée avec volupté par tous les mouvements d’extrême droite qui n’ont qu’une obsession : faire disparaître les migrants de la surface de la mer.
Quand j’étais à bord de l’Aquarius de SOS Méditerranée et Médecins sans frontières, chaque sauvetage se faisait - et se fait encore - sous la direction du MRCC, le centre maritime de Rome qui désigne les embarcations à secourir et les attribue au navire le plus proche. A l’époque, le MRCC avait d’ailleurs salué l’initiative citoyenne des ONG européennes et l’amiral commandant la flotte militaire européenne de l’opération Sophia nous avait envoyé un télégramme de félicitations et une invitation à déjeuner à son bord.
Quant au financement, la plupart des navires naviguent grâce aux dons privés de milliers de citoyens, recueillis en toute transparence. Alors ?
Alors, il a suffi d’une seule accusation - sérieuse - contre une petite organisation allemande, Jugend Rettet, pour décréter que… toutes les ONG étaient forcément coupables.
Absurde ? Non, cohérent. Parce que les choses ont changé.
Il y a un an, l’Europe ne faisait rien. Les migrants se noyaient. Et les pouvoirs politiques se taisaient. Ou bégayaient des professions de foi sans suite à chaque tragédie spectaculaire. Seule l’Italie faisait son travail, employant ses garde-côtes aux secours, recueillant les naufragés, les recevant sur son sol.
Elle était bien seule. Comme lors de l’opération Mare Nostrum qui a sauvé - tout de même ! - près de 150 000 migrants en mer. Aujourd’hui, l’Italie a fait savoir qu’elle en avait assez de lancer des appels à l’aide qui restent sans réponse. Elle menace de fermer ses ports engorgés. Durcit le ton. Se referme.
L’Europe, elle, a choisi de ne pas faire son devoir, au mépris de toutes ses valeurs. Elle a choisi de payer la Libye, comme elle l’a fait pour la Turquie.
Ce n’est pas nouveau. Silvio Berlusconi - une référence - qui se faisait fort d’arrêter le flux des migrants, n’avait pas hésité à faire le chemin de Tripoli pour s’incliner devant Kadhafi et offrir la construction d’une grande autoroute pour 5 milliards de dollars, avec un supplément de 400 millions d’euros pour la marine nationale libyenne.
L’Europe, aujourd’hui, prend le même chemin. Dans ce contexte, les ONG sont devenues gênantes. Avec leur façon de créer un corridor humanitaire. Alors il faut les supprimer. Ou au moins, les neutraliser. En leur imposant entre autres un «code de conduite» avec un policier à bord, façon de transformer le secours en contrôle policier des migrants.
Exactement comme le veulent aussi les mouvements d’extrême droite qui ont armé un navire, le C-Star, pour refouler les naufragés vers les «secours libyens», autre farce macabre. Gageons que, sous peu, le C-Star s’opposera au travail des navires des ONG, provoquant des incidents en mer, ce qui amènera les autorités à limiter encore plus l’activité des ONG pour des «raisons de sécurité»…
Tout cela n’a qu’un but : criminaliser l’action des ONG, c’est les réduire à l’inaction, laisser les migrants se noyer sans témoins, les faire disparaître de la scène internationale. Mais surtout, loin de chez nous. Hors de notre vue. Cela ressemble à un crime contre l’humanité, non ? Avec l’indifférence comme arme de destruction.
La décision des Libyens n’est qu’une étape de plus, un permis de chasse, un permis de tuer, et au mieux, pour nous Européens, un permis tacite de laisser mourir.